Instantanés du Soulèvement

:

Compte-rendu de trois mois de révoltes à travers le pays

Dans l’analyse suivante, on passe en revue une série de mouvements qui ont mené au soulèvement en réponse à l’assassinat de George Floyd, on explore les facteurs qui ont rendu ce soulèvement si puissant, on discute des problèmes qu’il rencontre et on conclut par une série de compte rendus fait par des participant.e.s au mouvement à Minneapolis, New York City, Richmond, Grand Rapids, Austin, Seattle et ailleurs dans le pays.

A travers cet article, on a utilisé uniquement des photos qui sont déjà largement accessibles sur le net, pour éviter de donner des informations sensibles par inadvertance à la police.


On ne peut pas en vouloir à celleux qui échappent à tout contrôle en nous rappelant les conflits qui restent irrésolus dans notre société. Au contraire, on devrait leur en être reconnaissant.e.s. Ielles ne troublent pas la paix, ielles ne font que montrer qu’il n’y a jamais eu de paix, qu’il n’y a jamais eu de justice avant ça. Se mettant en péril dangereusement, ielles nous offrent un cadeau : une chance de reconnaître la souffrance autour de nous et de redécouvrir notre capacité à s’identifier aux personnes qui en font l’expérience et sympathiser avec elles.

Parce qu’on peut seulement vivre des tragédies comme la mort de Michael Brown en tant que tel quand on voit d’autres personnes qui y répondent par des tragédies.

Sinon, à moins que les faits nous touchent directement, on reste paralysé.e.s. Si on veut que les gens reconnaissent l’injustice, on doit réagir immédiatement, comme les gens l’ont fait à Ferguson. On ne doit pas attendre un meilleur moment, supplier les autorités, formuler une petite phrase pour un audimat sensé représenter l’opinion publique. On doit agir immédiatement, montrer que la situation est assez sérieuse pour le mériter.

« Qu’est-ce qu’ielles veulent dire quand ielles parlent de paix ? », publié pendant le soulèvement de Ferguson, un moment précurseur du mouvement qui s’est déroulé à travers le pays depuis l’assassinat de George Floyd à Minneapolis.

On doit commencer par un moment de silence – sans révolte, peu importe combien elle est puissante, même si elle pouvait mettre à feu un commissariat et ouvrir toutes les prisons, pourrait même ressusciter Breonna Taylor, George Floyd, David McAtee, Rayshard Brooks, ou toute personne noire de la liste sans fin des tuées par la police depuis la fondation des Etats-Unis d’Amérique. Les soulèvements comme celui qui a débuté à Minneapolis sont un moyen de décourager la police de tuer dans le futur, mais elles sont aussi l’expression du chagrin causé par ces irréparables vies déjà perdues.

Seattle, Washington.

La Trame de Fond

Beaucoup de gens qui essaient de trouver des prémices historiques au soulèvement actuel, remontent aux émeutes des années 60 bien que comme l’a dit Dan Rather,

« en 1968, on a eu l’impression, comme l’ont prouvé les élections qui ont suivi, que ceux qui descendaient dans la rue pour protester étaient une minorité du pays et que les leviers du pouvoir dans les affaires, le gouvernement et la culture étaient contre eux. Je n’ai pas cette impression en 2020. »

Si nous cherchions les origines de cette révolte, nous commencerions plus récemment, depuis les rébellions à Los Angeles en 1992 et à Cincinnati en 2001 pour en venir aux émeutes à Oakland en 2009 en réponse au meurtre d’Oscar Grant. L’agitation à Oakland était faible par rapport à ce qui s’est passé depuis, mais elle a réuni la même combinaison de données démographiques qui a été impliquée dans les soulèvements suivants — des jeunes Noirs en colère qui savaient qu’ils pourraient être les prochains, des manifestant.e.s écœuré.e.s de campagnes de réformes infructueuses, des anarchistes qui s’opposaient par principe à la violence de l’État et d’autres rebelles de diverses origines ethniques, créant ainsi un précédent qui a fait écho au cours des cinq années suivantes à Seattle, à Atlanta, à Anaheim, à Brooklyn, à Durham et ailleurs. Chacune de ces révoltes a duré deux jours maximum, un geste rejetant l’ordre imposé par la violence policière sans pouvoir opposer une alternative durable. Cela a changé avec la révolte de Ferguson en août 2014, qui s’est étendue sur une semaine et demie, puis a recommencée en novembre s’étendant sur l’ensemble des États-Unis pendant quelques semaines. Après le soulèvement de Ferguson, il était possible pour les victimes des violences policières d’imaginer devenir ingouvernables à grande échelle.

D’autres soulèvements ont suivi partout aux États-Unis, sans doute culminant à Baltimore fin avril 2015 en réponse au meurtre de Freddie Gray. Quand la révolte a éclaté à Minneapolis en réponse au meurtre de Jamar Clark en novembre 2015, ce modèle semblait atteindre ses limites, limites imposées par la consolidation croissante du pouvoir entre les mains des organisateurs institutionnels ainsi que par la force de la répression policière. Comme nous l’avons noté en 2015,

Il n’est pas clair jusqu’où l’État peut aller pour maintenir l’ordre actuel par la force pure. Si des soulèvements se produisaient dans plusieurs villes de la même région en même temps, ou si un éventail beaucoup plus large de personnes s’impliquait, tous les paris seraient ouverts.

St. Louis, Missouri, 2020.

Une Tempête Parfaite

Lorsque Donald Trump a remporté l’élection présidentielle de 2016, ces révoltes ont soudainement cessé. Nous avons identifié cela à l’ouverture de 2018 ; c’est une énigme historique qui n’a pas encore été correctement prise en compte. La police n’a certainement pas cessé de tuer ou d’opprimer les personnes noires et non-blanches. Peut-être que tout ce qui a changé, c’est que les anarchistes et les autres militant.e.s étaient tellement occupé.e.s à réagir à la violence fasciste qu’ils n’ont pas su apporter la solidarité nécessaire aux communautés les plus ciblées par les violences policières.

Le début de l’ère Trump a provoqué une vague d’action directe participative impliquant des dizaines de milliers de personnes – comme les actions réussies pour perturber l’inauguration de Trump et le blocus des aéroports, ou encore les occupations de l’ICE en 2018 (l’Immigration and Customs Enforcement est une agence créée après le 11 septembre 2001, enquêtant et contrôlant les frontières, déportant les sans-papiers, etc) . Au milieu de l’année 2018, cependant, les anarchistes et les communautés ciblées étaient de plus en plus seuls dans ces luttes, alors que d’autres manifestants retournaient à la recherche de solutions étatiques.

Les centristes qui espéraient répéter la chute de Nixon ont poursuivi une stratégie vouée à l’échec qui visait à destituer Trump de ses fonctions, démontrant une naïveté fondamentale sur le fonctionnement du pouvoir. Les gauchistes reprirent leur campagne pour élire le président Bernie Sanders, absorbant probablement quelques centristes déçus, mais ont découvert finalement que leur ambition de sauver l’Amérique par le haut était tout aussi naïve. Le fossile centriste Joe Biden a mené les votes noirs à la victoire pendant les primaires démocrates, créant temporairement l’impression erronée parmi certains experts que la majorité des Noirs aux États-Unis étaient plus intéressée par une nouvelle édition bas de gamme des années Obama que par un changement radical. Rétrospectivement, il est clair que le véritable problème était qu’aucune forme valable de changement n’était sur la table.

Au moment où la pandémie de COVID-19 a frappé les États-Unis de plein fouet, tous les moyens étatistes pour un changement social avaient été épuisés. Trump a exacerbé la situation, saisissant l’occasion d’organiser un transfert massif de richesse de milliards de dollars à la couche la plus riche de la société au milieu de la pire récession économique dont un être humain peut se rappeler. Dans ce contexte, des millions de personnes aux États-Unis, aux côtés de milliards de personnes dans le monde, étaient confinés de la mi-mars à la fin mai, contemplant leur propre mortalité. Il n’a jamais été plus clair que les institutions du pouvoir sont fondamentalement hostiles et destructrices à la vie des gens ordinaires.

C’est pourquoi, lorsque la réaction des rebelles noirs au meurtre de George Floyd s’est répandue dans les médias, même les libéraux blancs de classes moyennes ont ressenti la tragédie de façon viscérale. La pandémie a suspendu certains des mécanismes qui empêchent habituellement les privilégié.e.s de s’identifier avec les plus marginalisé.e.s. Celleux qui sont toujours ciblé.e.s par la police, qui souffrent le plus du racisme et de la pauvreté, ont reconnu que c’était maintenant ou jamais. Héroïquement, partout aux États-Unis, ils ont risqué leur vie dans une attaque sans merci contre leurs oppresseurs, et des millions de personnes sur les nerfs de toutes les classes sociales et de tous les milieux les ont rejoints dans les rues.

Trump et d’autres politiciens ont exprimé leur consternation devant les émeutes qui ont suivi le meurtre de George Floyd, alléguant que les anarchistes devaient les coordonner ; en fait, ils ont fait plus pour provoquer les émeutes que les anarchistes n’auraient jamais pu le faire. Ce sont les politiques de l’État lui-même qui ont propagé l’intelligence collective qui a guidé la révolte — en désignant la police, les banques et les entreprises comme des cibles légitimes et en faisant en sorte qu’il soit facile pour à peu près n’importe qui de comprendre pourquoi les gens les attaqueraient. Le soutien explicite de Trump aux suprémacistes blancs, ses politiques frontalières xénophobes, ses efforts pour abolir l’accès aux soins, sa contribution à l’accélération du réchauffement de la planète et son refus de fournir tout type de soutien aux personnes menacées par le chômage ou par la COVID-19 ont montré à tou.te.s que nous sommes confronté.e.s à une lutte de vie ou de mort, pas seulement ceux qui sont régulièrement assassinés par la police.

Peut-être que l’heure la plus sombre annonce l’aube, après tout.

[[https://cdn.crimethinc.com/assets/articles/2020/06/17/2.jpg Ensemble, nous sommes imparables : Minneapolis, Minnesota. ]]

L’efficacité de L’insurrection

Là où une campagne réformiste après l’autre a échoué, le courage de ceux qui ont brûlé le Troisième Commissariat à Minneapolis a catalysé un mouvement sans précédent pour le changement social. Les seules victoires de la première semaine du mouvement surpassent ce que d’autres approches avaient pu accomplir pendant des années. Nous ne devrions pas sous-estimer les contributions des abolitionnistes qui ont travaillé pendant des décennies pour que les gens puissent imaginer se passer de la police et des prisons, mais beaucoup de ceux qui ont mis ce mouvement en marche ne se considèrent pas du tout comme des activistes.

Les trois dernières semaines ont offert la démonstration la plus convaincante de l’efficacité de l’action directe depuis des décennies. Les libéraux essaieront de représenter la force du mouvement comme une simple question de nombre, mais cette masse ne s’est réunie que parce que des rebelles audacieux ont montré qu’ils pouvaient vaincre la police de Minneapolis sur le terrain. L’idée d’abolir la police a été jugée inadmissible jusqu’à ce qu’il devienne concevable que les émeutiers peuvent renverser la police par la force. Alors, et seulement alors, l’abolition de la police est devenue un sujet de discussion largement répandu.

L’action directe obtient donc la marchandise - et tout le monde le sait maintenant. Il sera très difficile de remettre ce génie dans la bouteille. Depuis les centristes qui luttent soudainement pour réduire l’abolition de la police à une question de dé-financer la police jusqu’à Donald Trump lui-même qui a été obligé d’appeler à une série de réformes de la police hier, on ne peut nier que les émeutes ont changé les priorités de tout le monde. Plutôt que d’aliéner les gens, comme les critiques l’ont toujours prétendu, la confrontation directe a gagné des millions de personnes à des idées et des valeurs qu’elles n’auraient peut-être jamais envisagées autrement.

Cela aura des effets à long terme à l’échelle mondiale, car les mouvements du monde entier intériorisent ces leçons. Des actions de solidarité internationale ont déjà eu lieu dans plus de 50 autres pays, dont des émeutes.

Comme on l’a écrit en 2014, l’une des choses les plus importantes à propos d’un mouvement comme celui-ci est qu’il nous permet enfin de pleurer ensemble et de saisir ce qui nous est enlevé - pas seulement dans les meurtres quotidiens de Noirs, de personnes non-blanches et de pauvres, pas seulement dans l’incarcération et la déportation de millions de personnes, mais aussi comment l’ordre policier réduit notre potentiel à chacun.e. Pour certain.e.s d’entre nous, cet ordre nous empêche d’accéder aux ressources et à l’éducation dont nous avons besoin pour tirer le meilleur parti de nous-mêmes; pour d’autres, cela nous empêche de pouvoir accéder à la compassion enfouie au plus profond de nos cœurs pour celleux qui sont plus ciblé.e.s que nous; pour d’autres encore, il menace de mettre fin à nos vies carrément. En interrompant cet ordre, nous redécouvrons ce que cela pourrait signifier de vivre pleinement, dans une communauté significative et expansive, en nous permettant de ressentir profondément et d’agir selon nos consciences.

[[https://cdn.crimethinc.com/assets/articles/2020/06/17/1.jpg Washington, DC, 30 Mai.]]

Les Défis à Venir

Rien de tout cela ne veut dire que les choses seront faciles à partir de maintenant. Examinons certains des risques auxquels nous sommes confrontés.

Jusqu’à présent, Trump a essayer de profiter de la polarisation sociale. Au cours de la première semaine du soulèvement, il semblait possible que Trump puisse profiter de la révolte comme d’un incendie du Reichstag pour prendre encore plus de pouvoir, peut-être en établissant la loi martiale. Il est clair que ses partisans ont ouvertement poursuivi cette stratégie. Le 29 mai, un sergent de l’armée de l’air et un autre participant au mouvement de suprématie blanche « Boogaloo » ont tué un agent de sécurité fédéral à Oakland, apparemment revêtus des habits de leurs ennemis, pour accélérer l’arrivée de la guerre civile.

L’emprise de Trump sur le pouvoir était assez forte pour survivre à la procédure de destitution, mais elle n’était pas assez forte pour qu’il mobilise l’armée contre la population générale. L’apparition de la Garde nationale dans les rues a fixé une limite à la révolte de nombreuses villes, mais les manifestations se sont propagées à d’autres villes, ont attirées de plus en plus de participant.e.s et de soutiens et se sont étendues pour inclure de nouvelles tactiques, y compris le renversement de statues et les occupations. Trump a menacé d’invoquer le « Insurrection Act » pour retourner l’armée contre les manifestant.e.s, mais d’autres membres du gouvernement ont protesté. Le 11 juin, la plus haute personnalité militaire des États-Unis s’est excusée d’être apparue aux côtés de Trump lors d’une cascade médiatique devant la Maison-Blanche le 1er juin. Alors que le climat politique devient de plus en plus instable, les chefs de l’armée comprennent sans doute qu’ils doivent préserver leur façade de légitimité de peur que tout le château de cartes ne s’effondre.

Quand il s’avère impossible d’isoler et de détruire nos mouvements, le prochain danger est qu’ils seront gentrifiés et cooptés. La répression policière s’est avérée inutile; la police est prise dans un cycle dans lequel tous ses outils pour contrôler le désordre ne font que l’étendre plus largement. L’afflux d’aspirant.e.s politicien.ne.s, de dirigeant.e.s et d’autres aspirants meneurs dans les rues a fait plus pour freiner la révolte que toute forme de violence de l’État. Cela ne constituerait pas encore une menace pour l’élan du mouvement si tou.te.s les participant.e.s avaient assimilé l’importance de l’horizontalité et de l’autonomie, comme le démontre la victoire de Minneapolis ; mais ces leçons demandent du temps pour être assimilées, et il y a de nombreux et puissants acteurs institutionnels qui ont toutes les raisons d’intervenir contre. Alors que nous continuons à discuter de la façon de déraciner les éléments de la suprématie blanche structurelle au sein de nos mouvements, nous devrons aussi contester sans relâche la légitimité de celleux qui aspirent à concentrer le pouvoir, représenter les autres ou déterminer pour les autres les stratégies et les tactiques appropriées.

Les centristes répandent la version la plus superficielle de nos arguments, parlant de dé-financer la police sans aborder les profondes disparités de richesse et de pouvoir que la police a pour but de maintenir. Nous devrons continuer à expliquer pourquoi nous nous opposons à l’autoflicage au même titre qu’à d’autres aspects du capitalisme et de l’État — et cela pourrait devenir plus difficile, plutôt que moins, à mesure que les libéraux s’approprieront nos arguments et nos discours.

À l’avenir, alors que nous verrons probablement certains changements dans les protocoles de police ou même dans l’institution de la police elle-même, les autorités viseront à le faire au détriment de nos communautés, en cherchant à pousser l’activité antisociale dans les espaces qu’ils abandonnent. La police d’ailleurs a déjà utilisé cette stratégie pour punir des quartiers indisciplinés comme Exarchia à Athènes, en Grèce.

Il est donc particulièrement urgent de mettre en valeur les aspects positifs de l’abolition de la police, en s’attaquant aux causes profondes des comportements destructeurs et antisociaux. Comme la plupart de nos communautés ont un accès limité aux ressources, ce ne sera pas facile, mais ce sera nécessaire de toute façon, car l’État ne viendra pas nous sauver.

Les organismes d’application de la loi, surtout au niveau fédéral, continueront d’essayer d’armer tous les éléments toxiques qu’ils peuvent trouver dans nos mouvements, des dynamiques oppressives autour de la race et du genre à l’égoïsme et aux conflits interpsonnels. Les accords de solidarité formels sont un pas important pour réduire nos faiblesses collectives, mais les dynamiques interpersonnelles représentent un autre front sur lequel nous devons intensifier nos efforts pour gérer les conflits de manière constructive.

Déjà, nous voyons des perquisitions et des visites du FBI dans tout le pays. Alors que les tribunaux locaux restent dépassés par les affaires qui se sont accumulées pendant la pandémie et que certains procureur.e.s refusent de porter des accusations de bas niveau contre les manifestant.e.s, les enquêteurs fédéraux cherchent à infliger les pires conséquences possibles à ceux qu’ils blâment pour la révolte. Ce fil Twitter décrit certaines des stratégies employées par les agents fédéraux pour identifier les manifestant.e.s. Le soutien que recevront ces accusé.e.s déterminera dans quelle mesure les procureurs fédéraux cibleront davantage les personnes qui ont participé au mouvement et dans quelle mesure il reste de l’élan pour l’avenir.

Enfin, il y a la menace imminente d’une intensification de l’activité fasciste, qui détournerait l’attention de la violence suprématiste blanche de l’État et mettrait les militants et les communautés ciblées sur la défensive. En 2017, les anarchistes et les antifascistes ont vaincu un mouvement fasciste en pleine croissance, écartant une menace qui aurait pu rendre impossibles les victoires des trois dernières années. Il reste à voir si la polarisation en cours de notre société donnera lieu à une nouvelle vague d’organisation fasciste, mais des milices se sont déjà mobilisées dans de nombreuses villes et des fascistes et autres individus d’extrême droite, encouragés par les appels de Trump à traiter les antifascistes comme des terroristes, ont déjà tiré sur des manifestant.e.s à Seattle et à Albuquerque.

Quoi qu’il arrive ensuite, nous devrions nous rappeler pour le reste de notre vie à quel point les choses semblaient sombres il y a à peine un mois et à quelle vitesse la situation a changé. Même si les révoltes dans le monde en 2019 laissaient entrevoir la possibilité que les États-Unis, eux aussi, se soulèveraient, peu de gens s’y attendaient après l’éclosion de la COVID-19 et le malaise qui a suivi. Même lorsque nous ne pouvons pas les voir, il y a toujours des occasions de résister à l’ordre légal et de trouver une cause commune avec d’autres. Puisse cette expérience nous soutenir au cours des années difficiles à venir.

Une affiche de solidarité distribuée à Seattle appelant à l’annulation des charges contre tou.te.s les participant.e.s à la révolte.

Comptes

Dans les récits suivants, anonymement soumis, les anarchistes de tout le pays racontent leurs expériences durant la première semaine du soulèvement. Pour d’autres compte-rendus du soulèvement à Minneapolis, consultez It’s Going Down, notre propre rapport intitulé “The Siege of the Third Precinct in Minneapolis,” et “An Obituary for Identity Politics.”


Minneapolis, le 26 mai

Nous avons marché sur Lake Street, traînant des barricades sur la route et peignant « Fuck 12 » (Fuck 12 est dérivé du 1312/ACAB, ca veut dire « Fuck la Police ») avec des adolescent.e.s. Un gamin qui s’est joint à nous a crié qu’on était comme Martin Luther King, Jr. et un autre gamin a répondu « Non, mon frère, nous sommes Malcolm X! » Notre virevoltant marchant en avant s’est senti en colère et joyeux et comme une escalade… Et on est arrivé.e.s au 3e commissariat. Alors que nous nous approchions, des jeunes Noir.e.s fracassaient une voiture de flic, arrachant du matériel et des piles de billets vierges jusqu’à ce que tout le monde prenne d’assaut la porte du parking du commissariat. Un gamin a fracassé chaque voiture de patrouille avec un skateboard jusqu’à ce qu’une personne plus âgée crie « ATTENDS ARRÊTES! » Je pensais que les forces pacificatrices qui devaient arrivées étaient enfin arrivées — jusqu’à ce qu’elle conclue : « Faut pas non plus oublier leurs véhicules personnels! »

Quelque chose d’épais était dans l’air les nuits suivantes. Nous avons vu des gens veiller les un.es sur les autres, partager de la nourriture et de la bière pillée avec des étrangers, faire des soirées dansantes, distribuer des bombes de peinture et du désinfectant pour les mains, faire des câlins même s’ils ne devraient pas. Quelqu’un a pris des clubs de golf dans un magasin de prêteur sur gages et les a donnés devant la banque américaine. C’était comme si c’était un sport d’équipe et que ces fenêtres étaient les adversaires et que nous étions tou.te.s dans la même équipe. Les rebelles se relayaient pour battre un distributeur de billets avec une masse et y conduire des voitures-béliers pendant que la foule applaudissait. Le ciel était si lourd de fumée qu’il ressemblait à des nuages sombres. Et puis le poste de police était en feu.

Minneapolis, Mai 2020.


Minneapolis, le 28 mai

Entouré de gravats de cendres et de rues inondées, le Troisième Commissariat offrait une vue cette nuit-là qui peut difficilement être décrite. C’était comme si nous avions tou.te.s été transporté.e.s dans un futur lointain, après l’apocalypse. Imaginez-le avec moi. De l’autre côté de la rue, il y a le commissariat. Les gens se servent des planches arrachées aux entreprises adjacentes pour construire des barricades pour se protéger des grenades lacrymogènes. Les personnes autour de moi ont été frappé.e.s par des flashballs. La confiance de la foule baisse et coule alors que le soleil commence à se coucher. Le but final est évident, mais la victoire n’est guère garantie.

Les gens collectent des pierres dans les tas de gravats et les décomposent en petits morceaux. Ils ont réquisitionné une poubelle de la Target, la remplissent de pierres et la déversent pour faire des tas sur la ligne de front. Dans ce scénario, il est difficile pour quiconque de penser pendant plus de cinq ou dix secondes avant d’agir, y compris la police. Personne n’est capable de se projeter ne serait-ce que quelques minutes dans l’avenir.

Ce n’est pas long avant que quelqu’un arrive précipitamment avec ce regard familier d’une gravité absolue. Il a des ami.e.s avec des boucliers sur le côté de l’immeuble et ielles ont besoin d’aide. Dans quelques minutes, nous serons confronté.e.s à un déluge constant de grenades assourdissantes et de flashballs.

Nos boucliers les repoussent. Les gens autour de nous utilisent les pierres pour submerger la douzaine de flics de notre côté du bâtiment, se concentrant sur un point faible de leur fortification plutôt que de les attaquer tous en même temps.

Lorsque la police a commencé à reculer, les acclamations étaient assourdissantes. Cela m’a fait mal aux oreilles d’entendre les milliers de personnes autour de moi crier : « Brûlez-le! » alors que tout le monde escaladait les clôtures ensemble. C’était comme si nous étions les premiers à atterrir sur la lune. Des groupes déterminés de gens ont fortifié la zone avec des barricades; d’autres se sont simplement tenus là et ont ri, emportant tout.

À la fin de la nuit, des adolescent.e.s encerclaient le bâtiment en flammes, en skateboard, se tenant la main, assis dans la rue avec des bouteilles de champagne. Des gens plus âgés passaient avec des masques chirurgicaux, saluant les enfants. Ils ne pourront jamais nous enlever cela.

Minneapolis, la nuit du 28 mai.






Richmond, le 30 mai


Dans la nuit du 30 mai, je me suis joint à des centaines de personnes à l’intersection des rues West Broad et North Belvidere, où un autobus avait été brûlé par la foule la veille. Ni notre rage ni notre sentiment de notre propre pouvoir n’avaient diminué. Nous étions impatient.e.s de ranimer la tempête en ville. Alors que la foule se mobilisait, se réchauffant avec une marche à travers le campus universitaire voisin, nous sommes retourné.e.s à l’intersection Broad & Belvidere pour trouver plusieurs véhicules de police arrêtés avec leurs agents debout en dehors. Sans hésiter, la tête de cortège s’est précipité sur la police, les faisant courant presque instantanément, et le ton pour la deuxième nuit a été donné : les flics dehors!

Nous avons fait rage à travers la ville, désireux de se surpasser, laissant sur notre chemin des monuments profanés, un musée confédéré incendié, des banques fracassées, et des grands magasins pillés, y compris le Whole-Food tout neuf. Pendant des heures, nous avons joué au chat et à la souris avec la police, déjouant leurs tentatives pour nous diriger, et se déplaçant plus rapidement qu’ils ne le pouvaient dans leurs manœuvres pour nous arrêter. Encore une fois, nous sommes retournés à Broad et Belvidere, rencontrant des lignes de flics anti-émeutes et des véhicules blindés devant nous. Ils tentèrent de gagner du terrain, s’étendant depuis leurs quartiers généraux assiégés, pour être confrontés à une foule non intimidée par le rapport de force. Aux grenades lacrymogènes, flashballs et balles marquantes répondaient des pierres, des briques, des lasers aveuglants, des barricades enflammées et tout ce que nous pouvions lancer vers l’ennemi pour les tenir à distance. Une longue caravane de voitures a bloqué une voie de circulation parallèle à la bataille, klaxonnant en soutien et nous acclamant, tandis que l’intersection derrière nous est devenue un spectacle de voitures et de motos faisant des burn, leurs enceintes à fond jouant « Fuck the Police » de Boosie et « Knuck if You Buck » de Crime Mob.

Les municipaux, qu’ils aillent se faire foutre !

Les stups, qu’ils aillent se faire foutre !

Les fédéraux, qu’ils aillent se faire foutre !

Allez vous faire foutre !

On n’a pas besoin de vous dans nos rues, dites avec moi,

Nique la police!

En faisant une rotation à 360°, j’avais du mal à comprendre tout ce qui se passait. C’était un tourbillon de gaz lacrymogènes, d’échappement de voiture, de fumée d’herbe, et les vapeurs de matériaux brûlés remplissaient l’air pendant que les militant.e.s se battaient et les ami.e.s s’embrassaient et dansaient négligemment. Ce qui avait commencé dans la colère et le deuil est devenu un apprentissage de notre propre pouvoir, pour que même dans l’intense bataille engagée je me vois sourire. Dans les espaces que nous avions ouverts, il y avait des occasions pour faire exploser sa joie dans le monde, la joie sans peur. Pendant des heures, la police est restée silencieuse dans son lourd équipement sous la chaleur. Certain.e.s se demandent s’ils nous enviaient.

[[https://cdn.crimethinc.com/assets/articles/2020/06/17/14.jpg Une voiture de police en feu devant le commissariat de Richmond, Virginie, le soir du 29 mai.]]


New York, le 30 mai

Union Square. La police en tenue anti-émeute bloquait la 14e rue, empêchant la marche de se déplacer plus au nord. Le climat est à la fois joyeux et tendu ; la musique s’attarde dans l’air. À New York, il est courant de voir un haut-parleur sur des roues — à l’arrière d’un vélo ou à l’intérieur d’un caddie de mamie. Ce soir, en plein cœur de la 14e et de Broadway, nous sommes béni.e.s par une sérénade. Plutôt que de continuer à marcher, la foule se répand sur plusieurs pâtés de maisons. Personne n’est certain de la façon d’avancer. Nous progressons, anticipant avec anxiété un mouvement de la police. Soudain, comme pour briser l’impasse, quelqu’un.e balance un marteau à travers la fenêtre de la Chase Bank. Puis, tout d’un coup, toute la zone prend vie avec clameur depuis la 14ème et l’Université jusqu’à la 12ème et la 4ème.

Il y avait autrefois une poubelle à chaque coin de la rue. Maintenant, il y en a quatre sur la route qui prennent feu. Une voiture de police arrive au milieu du carrefour en crissant des pneus. La foule s’éparpille. Je perds mes amis dans l’agitation.

Avec le recul, j’étais venu avec trop de monde. Notre groupe s’était formé à la hâte. Nos facteurs de risque et nos façons d’interagir avec une émeute étaient très variés. Même si nous étions à peine plus d’une poignée, nous étions trop nombreuses pour pouvoir garder œil sur tout le monde en même temps. Plus tard dans la nuit, je n’y suis allé qu’avec un ou deux amis dévoués, engagés à rester ensemble.

J’ai marché vers le bloc suivant. Une petite ligne de manifestant.e.s s’appliquait consciencieusement à frapper deux camionnettes de police abandonnées. Quelques personnes gardaient le magasin du coin — pas tellement pour apaiser la colère de la foule, mais pour orienter son attention. Personne ne protégeait les banques. Une fourgonnette de police saccagée était en feu. J’ai appris plus tard qu’une autre fourgonnette avait été brûlée à seulement quelques pâtés de maisons de là. La tension montait. Les policiers ont commencé à s’occuper d’une rue secondaire. La plupart des gens ont fui. Étant donné que j’étais seul.e, j’ai décidé de m’enfuir aussi.

J’ai mis un peu de distance entre mon corps et le chaos sur la 14ème rue. J’ai enlevé mon pull, heureux.se d’être libéré.e de sa chaleur excessive. J’ai jeté mon sac sous une voiture garée où il était peu probable qu’il soit ramassé et j’ai traversé Washington Square. Il était peuplé principalement par des familles, des musicien.ne.s, des gens glanant les dernières nuits fraîches de la fin du printemps, apparemment pas perturbé.e.s par la démolition des rues voisines. Ça allait être une longue marche pour rentrer chez soi.

À l’approche de Broadway-Lafayette, j’ai remarqué une série de cintres éparpillés sur le trottoir. Un cortgège d’une centaine de jeunes se promenait autour de Soho. En fin de compte, leurs actions ont préparé le terrain pour les prochaines nuits.

Pour certains, il peut être surprenant d’entendre que les situations les plus dramatiques avaient encore un air de sérénité. Ce n’est pas un hasard si une grande partie des pillages ont eu lieu là où la police était peu présente. L’audace et l’imprévisibilité des foules émeutières ont compliqué la réponse de la police. À l’occasion, les flics fonçaient sur la foule pour procéder à une ou deux arrestations. C’était une tactique de la peur. Ils se précipitaient pour que nous courions; nous courions pour qu’ils ne soient pas obligés de nous arrêter. Du théâtre pur.

Parfois, les gens restaient sur place. Parfois, les policiers étaient ceux qui devaient battre en retraite.
À New York, en particulier, les implications racistes du récit du bon manifestant et du mauvais manifestant sont très apparentes. Au cours des deux premières nuits, j’ai vu très peu de cas de ce qu’on a appelé l’humiliation des émeutes, c’est-à-dire la répression des jeunes noirs et personnes racisées à la suite de meurtres commis par la police. Les disputes portaient sur des cibles, pas sur des tactiques. Alors que de plus en plus de Blancs se joignaient au mouvement d’une nuit à l’autre, j’ai vu ce changement narratif en temps réel de « pas faire ici » à « ne pas faire ». J’ai commencé à voir des Blanc.he.s affronter physiquement des manifestant.e.s noir.e.s en partant du principe que ce qu’ielles faisaient était mauvais pour le mouvement. Normalement, j’essaie d’éviter les affirmations totalisantes. Cependant, compte tenu des implications de cette dynamique, je dirai ceci : ce n’est pas à des personnes blanches de peser sur ce qui est une réponse appropriée au meurtre constant de personnes noires par la police.

Loin des rues, les politicien.ne.s de gauche et de droite ont commencé à dénoncer les manifestant.e.s. Des propos racistes sont apparus dans les journaux : « Ce ne sont pas des manifestants, ce sont des voyous, des criminels ». Trump et De Blasio s’accrochaient désespérément au mensonge que des agitateurs venus d’ailleurs étaient responsables du soulèvement. Ils se sont cachés derrière l’ambiguïté raciale de cette affirmation afin de réprimer violemment la résistance noire. En réalité, les Noirs étaient en première ligne partout, des manifestations pacifiques aux incendies criminels. À New York, la distinction politique entre les pillards et les manifestants était un effort conscient pour condamner une partie du mouvement qui était non seulement dirigée par des Noir.e.s, mais qui comptait un fort nombre disproportionné de participant.e.s noir.e.s. À plusieurs reprises, Trump lui-même s’est fait l’écho du mythe selon lequel les manifestations violentes éclipsent les manifestations pacifiques. Si cela ne confirme pas à qui ce récit sert, je ne sais pas ce qui pourrait le faire. Il n’y a pas d’autre façon de dire ceci : Condamner le pillage et louer les marches pacifiques, c’est diaboliser l’autodétermination des Noir.e.s et privilégier la majorité des foules blanches.

Pourtant, certaines personnes prétendent que les pillards ne sont que des criminels opportunistes — qu’ils ne sont pas là pour protester. Pour moi, manifester n’est pas un acte en soi. C’est la raison d’agir. On peut manifester, démissionner de son poste en signe de protestation, faire la grève de la faim en signe de protestation et, oui, piller en signe de protestation. Il est indéniable que le pillage a eu lieu en réponse directe au meurtre de George Floyd. Dimanche soir, j’ai vu des soi-disant « voyous criminels » prendre d’assaut Lululemon pour des tapis de yoga et des leggings. Je suis passé par un magasin de thé où par le passé j’avais acheté des cadeaux de Noël pour ma mère. Le pillage n’était pas un moyen de capitaliser sur un mouvement. C’était briser en éclats des symboles de richesse qui reposent sur l’exclusion raciale. Bien sûr, une partie sera revendue, mais bien moins cher que les magasins le faisait. La presse dit « crime organisé », les pillards disent « auto-réparations ».

Pendant plusieurs nuits, on pouvait entendre sur la radio des flics qu’illes ne devaient pas poursuivre les pillards, probablement pour éviter des blessures. Au lieu de cela, quand la police a voulu affirmer sa force sur les manifestations, elle l’a fait en rassemblant et en battant des manifestant.e.s pacifiques. Certains veulent imputer cette brutalité aux pillards. Ce n’est pas mon intention. Je crois qu’il y a un avantage mutuel à avoir des manifestant.e.s qui pratiquent la non-violence aux côtés de ceux qui ne le font pas. Chaque marche qui implique la destruction de biens matériels contient en son sein un noyau de manifestant.e.s non-violent.e.s. De plus, la distinction claire entre les marches ordonnées et les marches émeutières fait de ces dernières des cibles faciles pour la violence policière. J’ai participé à une myriade de marches au cours des deux dernières semaines. Mes expériences les plus terrifiantes je les ai passées à genoux.

Je n’ai jamais vu un tel bouleversement massif et généralisé. Il était fréquent de quitter une manif pour se retrouver sans l’avoir prévu au milieu d’une autre. Certain.e.s prétendent que l’illégalité était un effort coordonné des anarchistes. En tant qu’anarchiste, il était presque impossible de se coordonner même avec mes ami.e.s proches à propos d’où nous allions nous rencontrer. Nous avons participé aux manifestations, mais l’ampleur de ce qui se passait me dépassait tellement. Je n’oublierai jamais l’armée de skateurs que j’ai vu chanter « Apple Store! Apple Store » alors qu’ils se frayaient un chemin dans SoHo. J’ai vu un type faire une émeute dans une rue déserte, renversant des barricades et fracassant des voitures de police avec un rocher surdimensionné. Tant de véhicules de police ont été rendus inutilisables durant ces premières nuits, ceux qui étaient encore en état de marche roulaient avec des tags « flics porcs » et « nique la police » sur le côté.

[[https://www.youtube.com/watch?v=wjlp9HKuAYc Potlatch : une foule pillant joyeusement un Apple Store à SoHo la nuit du 31 mai.]]

C’était vraiment une expérience d’humilité. À un certain moment, j’ai dû réévaluer quelle influence pouvaient avoir et comment je pouvais être le/la plus utile. J’ai plus d’une décennie d’expérience en la matière, mais je n’ai jamais rien vu de cette envergure. Pour mettre cela en perspective : jusqu’à présent, la tactique la plus conflictuelle employée par les anarchistes a consisté à se présenter avec un marteau et à casser des vitrines. Pendant la deuxième nuit à New York, d’innombrables personnes qui s’en foutent de Bakounine pillaient avec des pelles. C’était partout. Jamais de ma vie je n’ai pensé que les anarchistes devraient être l’avant-garde de la révolution, mais maintenant je me dis qu’une grande partie de ce que j’avais à offrir était juste une goutte de pluie dans une tempête.

J’ai commencé à venir avec des gants et des vestes supplémentaires. Le militantisme ça vient spontanément, je me disais, mais pas les précautions de sécurité. Étant donné le climat de théories conspirationnistes autour des pavés et des accusations sur les agitateurs extérieurs, j’étais un peu nerveu.se.x d’offrir des preuves. Heureusement, ils ont etait bien recu.e.s.

Les gens qui ont de l’expérience dans la rue peuvent enseigner beaucoup des choses aux débutant.e.s. Si certaine.s personnes attirent beaucoup l’attention de la police ou des caméras, couvrez-les. Assurez-vous qu’ielles se débarrassent de vêtements qui les identifie et qu’ielles sortent en toute sécurité. En même temps, nous devrions apprendre des nouveaux et nouvelles arrivant.e.s qui font avancer les choses. On peut prendre des habitudes confortables après des années de conflit. C’est bien de contester cela. Il y a des enfants qui passent de zéro à soixante en une seule nuit. Ne reste pas stagner à quarante. Le long jeu du bouleversement consiste à savoir quand pousser et quand minimiser les risques. Soutenir les personnes arrêtées est inestimable dans des moments comme ceux-ci. Ceux qui donnent du temps, des fournitures et de l’argent — qui attendent à l’extérieur des prisons avec de la nourriture et des chargeurs de téléphone — rendent possibles les vagues de résistance. J’imagine que nous continuerons de voir toute une gamme d’accusations être portées contre les manifestant.e.s partout dans le pays. Notre capacité à soutenir les accusé.e.s va considérablement façonner l’avenir de la révolte à venir.

Au milieu de la semaine suivante, la répression policière faisait des ravages. Des articles circulaient parlant d’arrestations massives, de passages à tabac, d’interrogatoires, de la suspension de l’habeas corpus. La botte nous écrasait. Les gens avaient gagné les rues en grand nombre. Le couvre-feu déclaré lundi soir a retardé le nombre de personnes dans les rues. À 20 heures, les principaux ponts menant à New York étaient lourdement gardés par la police. Les camarades ouvriraient leurs maisons aux manifestant.e.s qui étaient pris.es au piège dans d’autres quartiers. Être dehors après 20h signifiait qu’on allait avoir un long voyage pour rentrer à la maison.

Mais soyons clairs. En aucun cas la puissance et la beauté des premières nuits ont été supprimées par la police. Elles n’ont pas non plus été coopté par des leaders auto-désignés, vêtus de bérets. La vérité est que personne n’avait jamais imaginé que la révolte pouvait être possible à une échelle aussi massive dans New York à notre époque. Chaque nuit a dépassé la dernière. Vendredi soir, plusieurs commissariats de Brooklyn ont été saccagés et un fourgon de police a été brûlé. Samedi, Union Square a été détruit et le pillage a commencé. Dimanche, Soho a été complètement vidé. Lundi, le pillage s’est déplacé vers le centre-ville. Le pillage décentralisé a continué pendant plusieurs nuits, malgré le couvre-feu. Au milieu de la semaine, presque tout Manhattan était barricadé. Les commerces étaient vides. Aucune voiture de police n’étaient laissée sans surveillance.

La croissance exponentielle et la force des manifestations ont pris les autorités par surprise. Comme je l’ai dit, De Blasio, Cuomo et Trump ont tous prétexté que le soulèvement était un effort coordonné par des agitateur-ice-s extérieur.e.s. En réalité, les émeutes ont impliqué un très large éventail de participant.e.s. Les cibles étaient les magasins de luxe et la police — c’était tellement évident qu’il n’y avait pas besoin de planification préalable. Il s’agissait simplement d’être au bon endroit au bon moment. Heureusement, cela se passait tout le temps, partout. L’agitation a persisté jusqu’à ce que toutes les cibles évidentes aient été épuisées. Sans une étape suivante claire, les émeutes ont stagnées.

Mais la vague de résistance qui a eu lieu les premières nuits n’est qu’une petite partie d’une histoire beaucoup plus longue des mouvements abolitionnistes et de l’auto-organisation du Black Power. Il représente un point culminant qui sera certainement dépassé par une autre vague. Comme je l’écris, New York connaît encore des manifestations quotidiennes massives. L’énergie continue à ce jour, étonnante et inspirante.

L’un des aspects les plus surréalistes de toute cette épreuve est d’essayer de revenir à la « vie normale ». Pour moi, cela signifie essayer de réinitialiser mes horaires de sommeil et de nettoyer ma chambre pendant que je m’acclimate aux rues barricadées et déchirées par la guerre de Manhattan. Je fais du vélo et je prends des photos des graffitis persistants sur les bâtiments fermés. Je sais qu’à un moment donné dans l’avenir, ces images seront tellement répandues qu’elles ne seront plus spectaculaires. Ce qui vous colle vraiment à la peau après la fin des pillages, ce ne sont pas les vêtements dont vous ne voulez même pas, ni un compte rendu précis des fenêtres brisées quand — c’est l’expérience vécue que la vie pourrait être différente. C’est une connaissance collective et nous apprenons encore.

D’après ce que je peux dire, le consensus général parmi les anarchistes aux États-Unis est que « personne ne pensait que cela arriverait ici ». En fait, personne ne sait jamais si quelque chose va se produire n’importe où. Tout ce que vous pouvez faire est venir préparé.e.s, rêver grand, et espérer le meilleur. L’histoire est déterminée par celleux qui décident d’agir. Quand la fenêtre d’opportunité s’ouvre, tu peux avoir tout ce que tu veux, mais tu dois agir vite. C’est remarquable comme il est facile de franchir le seuil.

New York City.






Grand Rapids, 30 Mai

Nous vivons dans une ville de taille moyenne dans le Midwest, il s’agit de la ville de Grand Rapids dans le Michigan. Son nom vient de la rivière qui la traverse en plein milieu, bien que cette rivière ai aussi été domptée par le colonialisme. Les colons blancs ont utilisés cette rivière comme une autoroute, l’utilisant pour faire glisser les troncs des forets qu’ ielles décimaient. Ce bois a alimenté l’industrie du meuble, ces exploitations ont déclanché des émeutes en 1911. En 1967, la pauvreté, le mal logement et les limites financières imposés de manière racistes ont déclenché des émeutes, inspirées par l’ombre de la rage de la ville de Detroit. Cette année la il y eu 33 incendies dans des quartiers essentielements noirs de la ville. Ces évènements date d’il y a plusieurs décénnies, mais leurs échos sont encore sont encore ressentis aujourd’hui.

Le samedi 30 mai 2020, nous avons invoqué les fantômes du passé. Comme beaucoup d’autres villes situées elles aussi sur ces terres volées, les habitant.e.s sont descendus dans la rue dans le calme, focalisés contre ses dirigeants officiels qui espéraient nous faire comprendre de quelle manière nous devions canaliser notre rage. Nous avons marché pendant des heures sous la chaleur étouffant, essayant de retrouver nos proches dans cette marée de masques . Nous les avons retrouvés, tenant une banière qui disait “détruisons la suprématie blanche” accompagnés d’inconnus. Ielles portaient des masques, brandissaient des boucliers, et se passaient des bombes de peinture de main en main de manière nerveuse. Les heures sont passées, et nous sentions la foule s’agiter. Nos corps serrés les uns contre les autres étaient poussés dans une certaine direction par on ne savait quoi, tournant autour de la station de police. Puis quelque chose s’est produit. Les corps compressés, les poings brandis, des cris lancés par une chorale incohérente de rage. Il s’en est fallu d’un bras tendu armé d’une bombe de peinture pour changer les choses. “Fuck 12” tagué sur le mur de la vieille station de police. À ce moment, la foule cria plus fort.

Quelques idiots de blancs ont essayé de protéger les locaux de la police avec leurs vélos, par peur que nous allons seulement se faire blessé. J’ai échangé des insultes avec un des hommes du groupe. La pression exercée contre nos corps a fait monter la peur, tout est devenu plus sérieux. Puis les bras des manifestantsse ont attrapé brandi d’autres bombes de peinture. “Brulez les plantations” et “Riposte!” Il y avait tous types de bras, aucune couleur en particulier. Plein de personnes aux identités diverses. C’était un des évènements avec le public le plus diversifié qui a pris place dans le centre-ville. On n’était pas juste là d’agitée de coeur, mais parce qu’on était des familles, des amis, des amants et qu’on allait se serrer les coudes et se battre ensemble avec les gen.tes qu’on aime. Avant ça, vous savez que les flics et le pro-flic auraient répondu physiquement à cette manifestation, mais ce samedi-là tout était différent. Une page avait été tournée et nous étions dans un autre espace-temps, nous regardions naitre quelque chose de nouveau.

Des acclamations ont accueilli chaque nouvelle phrase peinte sur ce bâtiment de la Police de la ville de Grand Rapids, du secrétaire d’état et du tribunal des libérations conditionnelles, qui occupe tout un pâté de maisons du centre-ville.

En parallèle, certain.es étaient en train de construire des barricades dans une des intersections principales de la ville. Les jardinières ne débordaient plus seulement de fleurs mais aussi de poubelles en feu, de panneaux de signalisation, de bennes à ordure, de déchets, de tout ce que l’on pouvait trouver dans la rue… tout cela pour renforcer les barricades. Les routes ne pouvant être bloquées par des barricades, l’étaient par de sympathiques automobilistes, diffusant de la musique depuis leur véhicule. Les personnes présentes se sont mises à danser, les gent.e.s sautaient dans tous les sens. La bannière où il était écrit “détruisons la suprématie blanche” a été accroché en haut de la barricade.

On a tenu les lieux jusqu’à la tombée de la nuit. Ensuite on a entendu les premiers éclats de verre et de nouvelles acclamations on retentit. On aurait pu tenir cette intersection et y danser toute la nuit, mais les personnes présentes étaient habité.e.s par un autre type d’énergie. Alors pourquoi ne pas aller plus loin?

Toutes les vitres de la station de police, explosées. Quand toutes ces vitrines étaient au sol, les manifestant.e.s s’en se sont pris aux vitres du premier étage. Une bannière de police a été brulée, puis les manifestant.e.s l’ont délicatement posée sur le bureau un secrétaire d’État. Une personne a rendu inutilisables les caméras de sécurité de l’extérieur du bâtiment à l’aide d’un panneau de signalisation, il a tapé dessus jusqu’à ce qu’elles tombent. Après chaque moment de bravoure des cris d’encouragement résonnaient dans tous les couloirs du bâtiment. J’ai retrouvé mes ami.e.s et je pleurais, ce n’était pas le cliché romantisé des larmes de lacrymo, mais de vrai larmes de joie, je riais tellement. Est-ce que tout cela était réellement en train de se passer dans notre ville? Sérieusement? Oui. La foule a serpenté à travers tous les magasins du centre-ville, toutes les vitrines explosées. Plus d’une centaine de vitrines ont disparu, c’est ce qui s’est dit. Des feux allumés, des magasins pillés. Le joli magasin d’habillement pour hommes aussi. “Quelqu’un a besoin d’une ceinture?” Demanda une personne qui était en train d’emporter un rayon entier. On se partageait des cartes Magic du magasin de BD, distribuait des sushis de ce super-restaurant de sushi, On a aussi complètement détruit la bijouterie, la boutique de robe de mariée, le musée d’art, les kiosques à journaux, ce soir, sous la lumière de la lune, nous avons tout détruit.

Je crois que 2020 va être ajoutées à la liste des émeutes historiques. J’en reviens encore. Dorénavant dans le centre-ville, les petites têtes blondes s’activent à réparer les vitrines, à soigner les maux avec des pansements. C’est plutôt ironique. C’est comme ça que ça marche maintenant. On va continuer de les hanter.


Austin, 31 mai

Après avoir finalement arraché les panneaux de protection de la station Shell en face du quartier général de la police locale, les gamin-es entraient et sortaient en courant en ramenant des choses des plus ordinaires comme des trophées. Un ado a ramené à sa petite amie un sac géant de Takis [chips piquantes]. Elle avait de si grands yeux emmerveillés et lui a dit : “Bébé ! Tu m’as ramené Takis”, comme si c’était le plus beau cadeau qu’elle ait jamais reçu.


Atlanta, 1er juin

Après les affrontements du vendredi 29 mai, la foule a continué à se rassembler au Centennial Olympic Park pendant quelques jours, même si de nombreux magasins et bars avoisinants avaient déjà été défoncés et pillés. Au début, cela semblait absurde de continuer à s’y rendre, mais il y avait là un charme particulier. Lorsque le conseil municipal a décrété le couvre-feu, il a créé une situation de conflit garantie ; de nombreuses personnes arriveraient dans l’heure précédant le couvre-feu, juste à temps pour affronter la police.

La première salve de gaz lacrymogène avait suffi à disperser la foule la nuit précédente, mais ce soir-là, de nombreuses personnes étaient arrivées prêtes à riposter. En quelques minutes, des centaines de personnes traînaient du matériel de construction dans l’allée du Centennial Olympic Park, construisant une énorme barricade contre la Garde nationale et la police. Tout autour, les gens lançaient des pierres et des briques sur la route pour que d’autres puissent les utiliser, tandis que certain-es frappaient la Garde nationale avec. Certaines personnes que j’ai prises pour des étudiant-es disaient aux gens d’arrêter de jeter des choses ; pendant ce temps, les lignes de front construisaient une deuxième rangée de barricades de plusieurs mètres de haut. J’ai entendu quelqu’un-e dire aux étudiant-es blanc-hes de casser des briques s’iels voulaient aider - être simplement là n’était pas suffisant.

Les medics soignaient les personnes exposées aux gaz lacrymogènes, mais beaucoup de gens renvoyaient immédiatement chaque cartouche. J’ai vu un assez grand groupe de Noir-es s’approcher d’un plus petit groupe de non-Noir-es à la barricade avant. “On veut aller piller quelques magasins sur Peachtree Street, mais il faut que les flics restent ici. Vous pouvez les retenir ?”

“Ouais, au moins 20 minutes.”

Les militant-es anti-oppression ont continué à crier que les blanc-hes mettaient en danger les noir-es. La police est restée clouée sur le lieu du conflit pendant 40 minutes avant de pouvoir disperser la foule. Personne n’a été arrêté cette nuit-là sur Peachtree Street.


[[https://cdn.crimethinc.com/assets/articles/2020/06/17/17.jpg Seattle, Washington.]]



[[https://cdn.crimethinc.com/assets/articles/2020/06/17/15.jpg Seattle, Washington, Capitol Hill Autonomous Zone.]]

Seattle, 4 juin

Depuis la zone autonome de Capitol Hill sur la côte occupée (par des colons) du territoire indigene Salish.

L’événement le plus joyeux que j’ai vécu s’est produit dans les heures qui ont suivi la fusillade dans la zone autonome de Capitol Hill (CHAZ). La réaction de tou-tes était une parfaite illustration du fait que nous n’avons pas besoin de la police pour nous protéger. L’un-e des manifestant-es de première ligne qui a participé chaque jour aux manifestations a aidé à éviter que l’agresseur ne nous rentre dedans en voiture. Le conducteur lui a tiré dessus, et les street medics ont commencé à lui faire un garrot avant même que l’agresseur ne soit sorti de la voiture.

En quelques heures, chaque rue menant à la manifestation devant le commissariat a été bloquée par des barricades de police reconverties, des rochers, des voitures et des rangées de personnes debout avec leurs vélos. Le nombre de manifestant-es est passé à un niveau encore plus élevé. Face à une répression policière de plus en plus violente, ainsi qu’à des attaques réactionnaires par derrière, celleux d’entre nous qui étaient dans la rue ont démontré leur engagement les un-es envers les autres, pour prouver qu’un monde sans police n’est pas juste une position politique, mais une solution potentielle à la violence de nos vies.


Coda : Minneapolis, mai 28

Il y a quelques années, la police a essayé de ruiner ma vie. Ils m’ont emmenée à leur poste, énervés et tout contents de m’avoir attrapée, souriant de toutes leurs dents. Ils m’ont attaché les pieds au sol et m’ont battue. J’ai encore du mal à me remettre de l’expérience d’être soumise à la volonté violente de quelqu’un d’aussi puissant. Ça m’arrive encore sans prévenir de me sentir de nouveau couverte de sang. Seule. En larmes.

Je ne pardonnerai jamais la police. Je ne suis pas le genre à faire des tirades pleines de bravade sur la violence contre les flics. Je préférerais qu’ils quittent simplement leur poste. Mais si j’avais devant moi à terre un des flics qui m’a battu, suppliant pour sa vie en pleine crise cardiaque par excès de stress, je passerai à coté sans hésitation.

Pendant des heures, en dehors de la pièce, la police a fabriqué une histoire pour m’accuser d’un crime. Ils entraient de temps en temps, hurlant et menaçant de me battre encore. J’étais assise là à inspirer et expirer en me disant que je devais m’y préparer. À imaginer les coups, à me tendre tout entière en les sentant d’avance. Heureusement, les coups n’ont jamais repris. Mais l’inculpation criminelle d’un grand jury est venue tout juste un jour après.

Deux ans plus tard, après des dizaines de comparutions devant la cour, j’ai été acquittée. J’avais de la chance. Je n’avais pas fini morte ou en taule.

Je sais qu’en tant qu’anarchiste, c’est simplement comme ça que ça se passe. On affronte l’autorité politique, sociale et économique sous toutes les formes qu’elle prend. On se dresse contre les forces de domination et on ne devrait pas être surpris quand elles répondent par la force brutale. Mais ça pique quand même. Et même si mon esprit et mon corps peuvent être dans cet état guerrier souvent, c’est quelque chose dont j’aimerais finalement être libérée.

De beaucoup de façons, la répression qu’on vit ne peut être guérie que par la révolte. Le refus de masse est l’expression complexe de nos aspirations réprimées — influencée par les divers traumas personnels et systémiques qu’on subit. Ces aspirations ne peuvent pas être apaisées ni comprises par des campagnes politiques ou des réformes.

Malheureusement, le refus de masse n’a souvent lieu qu’après un événement extrêmement douloureux et traumatique lourd d’une forte résonance — un meurtre par la police dans ce cas. Ça peut être une opportunité pour le rayonnement d’une liberté qui a toujours du mal à briser la façade quotidienne apparemment sans espoir qu’on appelle “normale” — la libération de la racialisation, du patriarcat, du capital, de la politique, de l’école ou de la religion. C’est habituellement la police qui réprime nos efforts pour nous libérer de tout ça. Mais quand les choses dépassent leur contrôle, la libération d’énergie semble infinie.

L’insurrection à Minneapolis après le meurtre de George Floyd a été un tel soulagement. Une issue hors de cette réalité, de l’absence d’espoir que nous impose l’histoire. Elle représente le retour possible de réprimés en tant qu’acteurs contre les différents niveaux d’invisibilité qu’on nous impose. Contre la réalité qui peut te tirer vers le bas pour être pauvre et noir puis te tuer pour avoir essayé de faire passer un mauvais billet d’un dollar pour un vrai. La même qui peut aussi te tuer sans utiliser la police — que ce soit par le virus ou la pression de la propriété privée, de la race, de la classe ou des stigmates sociaux.

Minneapolis.

Le 28 mai, une fenêtre s’est ouverte. C’était comme un jubilé. Une grande remise à plat. Beaucoup de magasins à Minneapolis sont devenus gratuits — surtout autour du commissariat du troisième. La circulation libre des biens auparavant enfermés à Target et Cub Foods — ce qu’on appelle le “pillage” — était unique à voir. Je pense aux fois où j’ai nerveusement volé à l’étalage et je pense à toutes les fois où moi et d’autres on s’est fait attraper par la sécurité. Je pense aussi à tous ceux qui ont été assassinés pour des vols ou vols perçus de commodités.

En marchant dans la foule variée, il y avait de la poésie partout — à la fois sur la brique et le mortier et dans les actions de tous les gens présents. Je voulais tout voir. Une voiture brûlait et des gens allaient au Target pour prendre le peu qui restait de matériaux inflammables pour l’ajouter aux mannequins, aux étals et tout le reste. Un couple de bigots jouait de la guitare en chantant des chansons de Leonard Cohen et les gens chantaient avec eux. Une tente de soins, sûrement pleine de matériel pillé au Target et au Cub, distribuait de l’eau et fournissait des premiers soins. Les voitures défilaient sur le parking, tellement que c’était bouché en permanence. Des milliers de gens entraient et sortaient du Target et du Cub Food et remplissaient leurs voitures avec des biens libérés, beaucoup avec des listes de courses. Ils souriaient.

J’ai entendu un homme dans le magasin demander à un ami au téléphone où était exactement la litière pour chats. À un moment donné, quelqu’un a essayé d’entrer dans le Cub Food avec sa voiture mais a échoué. Un magasin de liqueurs se faisait aussi piller à côté et les gens partageaient le butin. Les étages de ces anciens magasins étaient inondés d’eau et de papier détrempé des systèmes d’arrosage — mais ça ne les empêchait pas de prendre feu au final. Un distributeur de billets avait aussi été méticuleusement éventré par un grand groupe de gens qui s’applaudissaient les uns les autres. C’était très cordial, aucun conflit en vue — à part avec la police.

J’avais eu beaucoup de conversations avec des gens. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai croisé des gens au hasard, que nos regards se sont croisés et qu’on dise les deux quelque chose comme “C’EST VRAIMENT VRAI ? EST-CE QU’ON EST EN TRAIN DE RÊVER ? QU’EST-CE QUE C’EST TOUT ÇA ?” Une mère et son jeune fils étaient venus d’une banlieue juste pour voir. Elle était sociologue et on a commencé à discuter des raisons de tout ça. Son fils est entré au hasard dans le Target et elle a couru pour le retrouver. Un autre gars expliquait pourquoi tout ce qui se passait était tout simplement de l’anarchie. L’éventail de gens était très varié — et pourtant je n’ai rien vu des conflits autour de la race que j’ai l’habitude de voir dans ce genre de situations.

Plus tard, alors que le soleil se couchait, il y a eu une autre attaque sur le commissariat du troisième déjà éclaté. Du toit, les flics ont riposté avec des lacrymogènes et des balles en caoutchouc mais ils ont fini par arrêter et abandonner le toit. Sur le parking à côté, ils tiraient du gaz et des balles en caoutchouc alors que le reste des flics qui arrivait à passer dans les voitures y montait. Les autres qui ne pouvaient pas entrer se sont rassemblés en un cordon, tirant de temps à autres sur des spectateurs pour couvrir ceux qui montaient dans les voitures. Finalement, tous les flics ont réussi à atteindre le portail du parking. Ceux qui étaient à pied se sont démenés pour ouvrir le portail à la main mais ils ont fini par abandonner. Un agent a utilisé une voiture comme bélier pour foncer dans le portail et le briser. Une file de flics et de voitures se sont déversés, des cruisers aux bearcats blindés — tous abandonnant le commissariat. C’était incroyable. On leur lançait des pierres, on pointait des lasers sur eux. Et tout d’un coup, ils étaient partis.

La foule a éclaté de joie. C’est la plus belle victoire possible, dégager la police. Un feu est apparu dans le hall du commissariat. Il n’y avait plus aucun effort pour l’arrêter et aucun besoin de l’arrêter.

Voir un poste de police brûler est un soulagement très nécessaire pour tous ceux qui ont déjà été forcés à y entrer, pour tous ceux qui aiment quelqu’un qui a été assassiné par la police. Voir les flics fuir terrifiés devant une foule juste est un soulagement. Ça soigne.

À un moment donné, un van de la poste est arrivé, toutes les fenêtres éclatées et recouvert de graffitis. Le conducteur faisait des dérapages et des cercles. Les gens l’ont retourné et y ont mis le feu. Un autre van défoncé a déboulé dans le coin cinq minutes plus tard et le conducteur a presque heurté quelques personnes en faisant d’autres dérapages. Les gens ont fini par convaincre le conducteur de se calmer et de l’envoyer dans le poste de police en feu, mais dans la confusion des gens ont continué à bloquer le passage alors le conducteur l’a planté dans l’autre van postal et lui aussi a fini en morceaux. Un autre est arrivé cinq minutes plus tard, finissant aussi en feu plus bas dans la rue.

Quand on nous lâche les rênes, ce qui en ressort est magnifique — créatif et destructif. Quand on détruit les chambres du pouvoir, quand on est si souvent forcés de parler dans des langues ou rythmes corporels qui ne sont pas faits pour nous (la loi, la justice sociale, la réforme), d’autres chemins d’expérimentation s’ouvrent devant nous. Des façons de vivre qui existaient déjà dans l’ombre du capital et de l’autorité peuvent fleurir librement et de nouvelles qui restent encore à créer peuvent émerger.