À la mémoire de Dmitry Petrov

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Biographie incomplète et traductions de son œuvre

Le 19 avril 2023, trois anarchistes ont été tués dans une bataille près de Bakhmout : un Américain nommé Cooper Andrews, un Irlandais nommé Finbar Cafferkey, et un Russe nommé Dmitry Petrov, que nous connaissions jusqu’alors sous le nom d’Ilya Leshy. Les membres de nos réseaux ont partagé des projets avec ces trois camarades ces dernières années.

Vous pouvez lire les motivations de Cooper dans ses propres mots ici et consulter une éloge de ses camarades ici. Vous pouvez découvrir l’activisme de Finbar tout au long de sa vie ici [ou ici en français], lire une interview de lui ici et écouter une de ses chansons ici. Dans l’éloge suivant, nous explorons la vie de Dmitry Petrov, qui portait également les noms de guerre Ilya Leshy et Fil Kuznetsov. Pour en savoir plus, commencez par lire la déclarations de ses camarades de l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste accompagnée de la lettre posthume de Dmitry [en français ici], ainsi que les déclarations du Comité de Résistance et de Solidarity Collectives, qui sont disponibles ici.

Quelques semaines avant le début de la guerre, Dmitry a participé à une interview que nous avons incluse dans notre couverture de la situation. Le premier jour de l’invasion russe, dans des conditions qui ont dû être difficiles, Dmitry a pris le temps de nous parler de la façon dont les anarchistes répondaient à la situation. Tout au long de nos échanges au cours de l’année suivante, nous avons été impressionnés par son humilité, le sérieux avec lequel il abordait ses efforts et son désir sincère de critique.1

Lorsque Dmitry a été tué, ses camarades ont révélé qu’il avait participé à certaines des initiatives anarchistes les plus importantes de la Russie du XXIe siècle, notamment en tant que cofondateur de l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste. Nous donnerons ici un aperçu de ses efforts comme un instantané des deux dernières décennies de lutte dans le monde post-soviétique, en concluant par une traduction d’un de ses textes : « La mission de l’anarchisme dans le monde moderne ».

Personne dans notre collectif ne croit que le militarisme d’État peut apporter le monde dans lequel nous voulons vivre. Nous sommes divisé-es en interne sur la question de la participation des anarchistes à la résistance militaire à l’invasion russe de l’Ukraine. Certaines personnes d’entre nous pensent que servir dans une formation militaire d’État ne peut jamais faire avancer la cause anarchiste. D’autres pensent que la décision de le faire ne peut être comprise qu’au vu de l’autocratie brutale qui prévaut en Russie, où des anarchistes engagés comme Dmitry ont essayé pratiquement toutes les autres approches. Si nous rejetons le militarisme d’État, la question de savoir comment répondre autrement aux invasions impérialistes reste ouverte - et nous serons mieux équipé-es pour aborder cette question si nous comprenons la trajectoire de vie d’anarchistes russes comme Dmitry. Pour une discussion sur la complexité de la formulation d’une stratégie anarchiste anti-guerre qui ne cède pas le terrain au militarisme d’État, vous pouvez commencer ici.

Volodya Vagner écrit: “J’ai pris cette photo de Dmitry un jour de printemps 2018, alors qu’il me faisait visiter les bureaux de la représentation du PKK en Russie à Moscou. Il y passait du temps depuis la bataille de Kobane en 2014, étudiant le kurmanji et organisant des événements sur la révolution du Rojava… il m’a frappé par sa gentillesse et sa modestie, un penseur affûté qui s’engage à mettre ses convictions en action.”


Une vie de combat

Selon l’un de nos contacts au sein du mouvement anarchiste russe, Dmitry a participé activement aux activités anarchistes à Moscou dès son adolescence, en 2004. D’autres camarades l’ont connu sous le nom d’Ekolog (“écologiste”) en raison de son écologisme, de son organisation contre la construction d’incinérateurs et de sa participation à la défense du parc Bitsevski à Moscou. Il a également participé à Food Not Bombs, au syndicat anarchiste MPST (“Union interprofessionnelle des travailleurs et travailleuses”) et à diverses autres initiatives.

Alors que Dmitri devenait de plus en plus actif au sein du mouvement anarchiste, les fascistes et la police intensifiaient leur violence à son encontre. Ils ont commencé à mutiler et à tuer des militant-es, des journalistes et même leurs avocat-es ; Fedor Filatov, Ilya Borodayenko, Timur Kacharava et Anna Politkovskaya ne sont que quelques-unes des nombreuses victimes. En janvier 2009, l’avocat Stanislav Markelov et la journaliste et éco-activiste anarchiste Anastasia Baburova ont été assassinés dans le centre de Moscou. L’été précédent, Dmitry s’était battu aux côtés d’Anastasia Baburova pour défendre les réfugié-es géorgien-nes d’Abkhazie qui résidaient à Yasnyi proezd à Moscou.

Le mois suivant, Dmitry a participé à une action clandestine revendiquée sous le nom « Vengeance du Peuple ». Selon un article, il s’agit d’un événement marquant en Russie :

Le premier incendie criminel anti-flics d’une nouvelle génération de rebelles anarchistes a eu lieu dans la nuit du 19 au 20 février 2009. Le lendemain, une vidéo a été publiée sur l’internet au nom du groupe « Vengeance du peuple », montrant des anonymes lançant des cocktails Molotov sur des voitures de police. Le groupe « Vengeance du peuple » a annoncé la destruction de deux voitures et a appelé “toute personne qui se respecte […] à se dresser contre l’arbitraire et le despotisme de la police, des services secrets et de la bureaucratie”.

Par la suite, Dmitry a participé à la création d’une plateforme anonyme de publication de ces actions clandestines, le Black Blog, en mai 2010. Lorsque les rédacteurs-trices anonymes ont annoncé la fin du Black Blog en mars 2019, ils/elles ont fait allusion à l’incendie des voitures de police du 19 février 2009 : “Plus de dix ans se sont écoulés depuis que nous avons lancé notre premier cocktail Molotov sur la police”.

L’un des points chauds du conflit autour de Moscou à cette époque était la forêt de Khimki, que les anarchistes et les militant-es écologistes défendaient contre les fonctionnaires corrompus, les exploitants forestiers et les fascistes à leur service. Le 28 juillet 2010, la lutte pour Khimki a atteint son paroxysme lorsque des centaines d’anarchistes et d’antifascistes ont marché devant les bureaux municipaux locaux en réponse à une attaque fasciste. Nous ne savons pas quelle a été l’implication précise de Dmitry dans ces événements. Le rapport anonyme que nous avons reçu des anarchistes russes semble être l’œuvre d’une main familière; mais dans une interview, une personne anonyme représentant le Black Blog a nié leur participation à la manifestation devant les bureaux municipaux.

Au cours des mois suivants, les autorités ont arrêté et torturé plus de 500 anarchistes et antifascistes. Plusieurs d’entre elles et eux ont été contraint-es de fuir le pays. Néanmoins, cela n’a pas suffi à réprimer ce qui était à l’époque un mouvement puissant. D’après le compte-rendu mentionné ci-dessus,

“2009-2012 a été l’apogée de la résistance anarchiste dans l’histoire de la région post-soviétique de la Russie, du Belarus et de l’Ukraine. Il se passait quelque chose presque tous les jours et toutes les nuits, surtout dans la région de Moscou.”

À l’été 2012, plus d’une centaine d’incendies criminels avaient eu lieu, visant des postes et des véhicules de police, des bureaux d’enrôlement militaire, des voitures appartenant à des représentants de l’État et du matériel de construction destiné à détruire des forêts. Le Black Blog a rapporté nombre de ces actions, y compris certaines revendiquées par d’autres groupes auxquels Dmitry aurait participé, tels que Anti-Nashist Action (qui s’oppose au groupe de jeunes pro-Poutine, Nashi) et ZaNurgaliyeva (probablement une référence ironique au ministre de l’Intérieur de l’époque, Rashid Nurgaliyev, un ancien fonctionnaire du KGB).

Le 7 juin 2011, par exemple, un engin improvisé a explosé à côté d’un poste de la police de la circulation au kilomètre 22 du périphérique de Moscou. Le groupe Guérilla anarchiste a revendiqué l’attentat en publiant une vidéo de l’explosion sur le Black Blog. Selon l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste, Dmitry a participé à cette action.

Dans une interview ultérieure, des participant-es pseudonymes à l’incendie du poste de police ont décrit l’action en détail. En voici un extrait :

DENIS : Nous descendons du croisement avec le périphérique de Moscou. Il fait presque jour. Un retraité est déjà là qui promène son chien. Je dois dire que, d’après notre expérience des sorties nocturnes, cette catégorie de citoyens est l’une des toutes premières à apparaître dans les rues de la ville le matin. On dit que les personnes âgées dorment très peu. Bien que nos visages soient couverts, je ressens toujours de l’anxiété - après tout, un témoin peut se souvenir de quelque chose. Bien sûr, c’est complètement fou de retourner vers un explosif raté, en pleine lumière, au vu et au su de tout le quartier. Mais tant d’efforts ont été déployés, il est impossible de repartir sans rien.

Revenons au poste. Tout est comme nous l’avons quitté : une bassine avec du charbon et un cylindre se trouvent entre la clôture et la cabine. Alexei se rend au bord du fossé bétonné, allume une allumette au phosphore et la jette dans la bassine. Rien ne se passe. L’essence a-t-elle brûlé? Découragés, nous retournons lentement vers le pont. “Écoute, tu as bien vu l’allumette tomber dans le bassin ? Je demande à Alexei. “Oui, ça y ressemblait.” “Mais tu n’es pas sûr ?” “Non, je ne suis pas sûr.”

Dernier essai. Nous revenons, j’enjambe le fossé, je m’approche de la clôture, j’allume une allumette, je la jette en plein dans le bassin et… une flamme bleutée se répand sur le charbon. C’est bon! Maintenant nous courons, nos cœurs battent, et si l’explosion nous surprenait dans un endroit bien visible ? Mais la joie de la réussite fait oublier l’angoisse.

BORIS : Il commençait à faire jour. J’ai remarqué un mouvement étrange derrière la cabine. J’ai regardé de près, j’ai compris que c’était le reflet du feu sur les arbres. Ça brûlait !

Mais soudain, une voiture est entrée rapidement dans le parking, éclairant la cabine avec ses phares. Un agent de la circulation est sorti en courant de la voiture, a pris un extincteur et a commencé à éteindre les flammes. Sans succès. Au contraire, le feu semblait prendre de plus en plus d’ampleur. L’agent de la circulation s’est précipité dans le poste et en est ressorti avec un autre extincteur, plus gros. Là encore, c’est l’échec : la flamme ne fait que s’intensifier. Apparemment l’agent de la circulation est retourné à son poste, ayant décidé de ne pas prendre de risque. Pendant ce temps, les flammes s’élevaient au-dessus de la cabine, mais il n’y avait toujours pas d’explosion. La caméra que j’utilisais s’est arrêtée d’enregistrer pour la deuxième fois ; j’ai appuyé à nouveau sur “enregistrer”. Des voitures de police commencent à arriver au poste.

Et puis il y a eu une explosion.

Tout est éclairé par un flash, une flamme orange vif s’élève à une quinzaine de mètres. Nous avons continué à filmer. Les voitures ont commencé à s’éloigner du poste de police de la circulation, et c’est à ce moment-là que nos camarades sont revenus. Alexei a crié nerveusement : “Qu’est-ce que vous faites, ils nous poursuivent !”.

Selon un message de l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste, celui qui est revenu pour tenter une nouvelle fois sa chance - celui qui s’appelle Denis dans le récit ci-dessus, s’il doit être crédité - était Dmitry.

Le récit se terminait par un avertissement caractéristique des écrits ultérieurs de Dmitry :

On ne peut pas prendre le pouvoir et imposer l’anarchie aux gens par le haut. On ne peut pas faire la révolution à leur place et les forcer à vivre dans une nouvelle société. Les idéaux anarchistes ne gagneront que lorsque les gens prendront conscience de leur force, en assumant la responsabilité de leur propre vie et de celle des autres. Par conséquent, l’essentiel est de restaurer la foi des gens en leur propre force.

Les mêmes tensions sociales exprimées dans ces actions clandestines ont fini par se manifester lors d’événements participatifs de masse. Dans toute la Russie, des centaines de milliers de personnes ont participé au mouvement d’opposition de 2011-2012. Le 6 mai 2012, la “Marche des millions” s’est terminée par des affrontements avec la police sur la place Bolotnaya à Moscou. Une fois de plus, selon l’ Organisation de Combat Anarcho-Communiste, Dmitry Petrov a participé aux événements de la place Bolotnaya, aux côtés de l’anarchiste Alexei Polikhovich et d’autres personnes qui ont ensuite été emprisonnées pour avoir tenté de défendre les manifestant-es contre la police anti-émeute blindée.

C’était possiblement le point culminant des possibilités politiques en Russie. Au cours des années qui ont suivi, le gouvernement de Poutine a réussi à établir une mainmise sur le pays, en détruisant ou en assimilant systématiquement toute forme d’opposition. Lorsque nous avons interviewé l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste en août dernier, elle a attribué à la défaite de ce mouvement le début du processus qui a finalement conduit à l’invasion de l’Ukraine par la Russie :

En théorie, la crise politique de 2011-2012 aurait pu mettre fin au règne de Poutine si toutes les forces d’opposition avaient agi de manière plus cohérente et radicale. Les anarchistes ont essayé de radicaliser la contestation, mais nos forces n’étaient pas suffisantes, et les autorités ont décidé de lancer les premières grosses vagues de répression.

Après les affrontements sur la place Bolotnaya, Dmitry a continué à participer aux actions clandestines ainsi qu’à à l’organisation publique. Comme nous l’a rapporté l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste dans l’interview susmentionnée,

“Nous avons connaissance d’exemples dans lesquels certains camarades ont réussi à trouver un équilibre entre l’activité publique et la clandestinité pendant une période assez longue, et à être très actifs-ves dans les deux.”

En 2013, un mouvement de protestation a éclaté contre le gouvernement pro-Poutine en Ukraine, qui a culminé avec la révolution ukrainienne de février 2014. Bien que les nationalistes aient évincé les anarchistes et autres anti-autoritaires pour occuper une place prépondérante dans ces événements, ce résultat n’était pas prédestiné; les choses auraient pu tourner différemment si les anarchistes avaient été plus nombreux-ses et mieux préparé-es. Le mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 en France offre un exemple de mouvement social dans lequel les nationalistes avaient initialement l’avantage, mais ou les anarchistes et les antifascistes ont réussi à les déborder.

Alors que l’issue du soulèvement ukrainien était encore incertaine, Dmitry Petrov s’est rendu à Kiev pour participer à la lutte sur le Maidan, la place centrale de la capitale ukrainienne. Selon le récit de Vladimir Platonenko :

En février 2014, Ekolog [Dmitry] a passé une dizaine de jours sur le Maidan, étant venu en Ukraine spécialement pour cela. Il a participé à l’aménagement de l’Ukrdom [la “maison ukrainienne”, point de ralliement des anarchistes et des antifascistes pendant le soulèvement, qui a été incendiée le 18 février], à la livraison de nourriture aux positions, et même à la bataille du 18 février. Mais en même temps, il a constamment essayé de développer une composante anarchiste dans le mouvement de protestation général, populaire, complexe et hétérogène du Maidan. Il a participé à une tentative de création de la “Centaine de gauche”, a créé un “régiment anarchiste” (avec de la littérature anarchiste) dans la bibliothèque de l’Ukrdom, a parlé aux participant-es du Maidan des manifestations en faveur du soulèvement qui avaient eu lieu à Moscou et des raisons de la défaite des manifestant-es. Il n’a pas suivi le mouvement ; il a plutôt participé à la détermination du déroulement des événements au mieux de ses capacités.

La situation en Ukraine n’a jamais été simple. Dans la dernière publication du Black Blog, datée de février 2015, la rédaction décrit les débats qu’ils ont eus pour savoir si les incendies criminels en Ukraine qui ont été signalés à leur plateforme représentaient une véritable activité anti-étatique ou une activité autoritaire pro-Poutine. Plutôt que de présenter un récit facile ou aseptisé, les auteur-es ont résumé les deux points de vue afin que les lecteurs puissent tirer leurs propres conclusions - mais ce fut la dernière mise à jour du Black Blog. Ce débat préfigurait les controverses ultérieures sur la manière dont les anarchistes devaient se positionner dans la guerre entre les gouvernements russe et ukrainien.

Dans les années qui ont suivi sa participation au soulèvement ukrainien, Dmitry a tenu un journal en ligne dans lequel il relatait ses voyages vers des sites naturels ou d’intérêt historique, notamment des parcs, des forêts et des musées dans toute la Russie. Il a obtenu un doctorat en histoire et s’est engagé dans des études anthropologiques en tant que chercheur au Centre d’études civilisationnelles et régionales de l’Institut africain de l’Académie des sciences de Russie.

Inspiré initialement par un article écrit par David Graeber, Dmitry s’est rendu au Rojava alors que la guerre contre l’État islamique était la plus féroce. Il y a passé six mois. Par la suite, en 2017, il a évoqué son expérience dans des entretiens et a participé au projet de recherche « Hevale : Revolution in Kurdistan », qui a publié plusieurs ouvrages.

Plus tard, il a contribué à des articles sur le site ukrainien de gauche Commons à propos de l’impact du COVID-19 au Rojava et du conflit entre le modèle confédéral et le modèle impérialiste au Kurdistan.

Selon un article publié par des antifascistes ukrainien-nes, _“il a étudié en profondeur l’expérience révolutionnaire des Kurdes, et bien qu’il ait été critique, il l’a respectée et a sincèrement essayé de transmettre ses leçons les plus précieuses.” Selon ses propres dires, Dmitry visait “non seulement à informer la gauche russe de la révolution sociale au Kurdistan, mais aussi à partager la vision anti-autoritaire du monde avec les Kurdes”.

Dmitry a servi de lien entre le mouvement anarchiste russe et l’expérience sociale au Rojava.

En 2018, Dmitry a quitté la Russie. À cette époque, le régime de Poutine avait dompté le violent mouvement fasciste de la décennie précédente et était passé à l’écrasement de tous les autres mouvements sociaux. Le Service fédéral de sécurité russe avait pris l’habitude d’arrêter les anarchistes et les antifascistes présumé-es et de les torturer à l’aide de décharges électriques et d’autres méthodes horribles afin de les forcer à signer de faux aveux dans lesquels ils et elles admettaient avoir participé à des “réseaux terroristes” inventés de toutes pièces.

Comme Dmitry l’a déclaré plus tard au site d’information Doxa,

j’ai évité de quitter le pays aussi longtemps que j’ai pu, mais je suis parti lorsque j’ai appris que les forces de sécurité s’intéressaient à ma modeste personne .

Il a choisi l’Ukraine comme destination, estimant que son gouvernement était le moins autoritaire des pays post-soviétiques. Dans l’entretien accordé à Doxa, il décrit les activités qu’il a menées à son arrivée dans ce pays :

En Ukraine, nous avions des initiatives parmi les émigrant-es anarchistes de Russie et de Biélorussie, une sorte de diaspora. Il y avait donc beaucoup de choses différentes : du ciné-club aux discussions en passant par les actions de rue. Mais l’essentiel était d’établir des liens et de tenter de former des structures fonctionnant de manière systématique.

Comme nous l’avons noté dans d’autres articles, il devient de plus en plus important de trouver des moyens de mettre l’action des réfugié-es au centre alors que les guerres, la répression étatique, les catastrophes écologiques et les crises économiques contraignent des millions de personnes à l’exil. Pourtant, pendant qu’il s’installait en Ukraine, Dmitry a dû continuer à s’organiser à distance avec les anarchistes de Russie. Le canal Telegram « Combatant-e Anarchiste » est apparu la même année, en 2018.

Selon l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste,

Dima [Dmitry] a participé à tous les processus de création de BOAK [Organisation de Combat Anarcho-Communiste] - son travail théorique, sa formation pratique, l’organisation de l’entraînement et des actions de combat. Mais son principal mérite - et nous pensons que cela ne surprendra pas les personnes qui l’ont connu - était sa capacité à établir des liens avec d’autres personnes, avec des camarades dans son pays et à l’étranger… Il était toujours ouvert aux nouvelles personnes. Il croyait toujours en ce qu’il y avait de meilleur en elles et eux - il s’est trompé plus d’une fois, mais il a continué à croire et à chercher.

En 2019, les rédacteurs-trices du Black Blog ont annoncé la conclusion du projet. Sa dernière publication datait de 4 ans. Les auteur-es ont souligné qu’ils/elles restaient convaincu-es de la valeur de la stratégie qu’ils/elles avaient adoptée en 2009 :

Nous avons semé nos graines et nous voyons déjà des germes. Nos ennemis - les oppresseurs et leurs hommes de main au sein des “structures de pouvoir” - ne peuvent pas nous arrêter, même s’ils essaient de le faire.

Nous ne faisons pas ces choses pour nourrir notre ego. Tout ce que nous faisons, nous ne le faisons pas par ambition personnelle, mais pour faire avancer la lutte pour la liberté et la justice. Nous sommes convaincu-es d’avoir réussi. Et maintenant, dix ans plus tard, nous vous déclarons, comme nous l’avons fait auparavant, que nous croyons que nos idées anti-autoritaires sont correctes et que la voie radicale que nous avons choisie est la bonne. Le combat continue.

Le 10 juin 2020, au plus fort de la révolte de George Floyd aux États-Unis et en réponse aux violences policières en Ukraine, des anarchistes ont mis le feu au département des investigations du ministère de l’intérieur à Kiev, envoyant un communiqué qui a été publié sur le site web Combattant-e Anarchiste. Cela devrait dissiper tout doute qui pourrait persister sur le fait que Dmitry ait cherché à faire la paix avec les autorités ukrainiennes.

Cet été-là, lorsqu’un soulèvement a éclaté en Biélorussie, Dmitry a franchi illégalement la frontière pour y participer. Selon les anarchistes du Bélarus :

Pendant son séjour à Minsk, il a participé à des dizaines de manifestations, a aidé à organiser un bloc anarchiste lors des manifestations et a même réussi à blesser des policiers avec leurs propres grenades assourdissantes. La nuit, alors que de nombreux Biélorusses se reposaient, Leshy [Dmitry] et d’autres camarades sont descendu-es dans les rues de Minsk et ont détruit les caméras de surveillance qui jouaient un rôle important dans l’infrastructure de répression… À l’automne 2020, il a préparé plusieurs documents pour notre site web. Si vous avez déjà marché dans Minsk à côté d’une colonne anarchiste, il y a de fortes chances que vous ayez marché côte à côte avec cet homme incroyable.

Le soulèvement en Biélorussie a finalement été écrasé ; de nombreux-euses anarchistes qui y ont participé sont toujours en prison aujourd’hui, ce qui souligne les risques considérables de l’activité insurrectionnelle dans la sphère post-soviétique. En septembre 2020, un texte posté sur le blog de l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste est apparu: il s’agissait d’un communiqué sur une action partisane clandestine en Biélorussie.

En observant cette trajectoire, il est possible d’interpréter le parcours de Dmitry, du Black Blog à l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste en passant par les soulèvements de 2012, 2014 et 2020, comme le développement continu d’une seule et même stratégie. Mêlant activité publique et organisation clandestine, il a cherché à créer un modèle adapté aux conditions volatiles et dangereuses des pays post-soviétiques, un modèle qui pouvait servir à la fois à profiter des moments ou s’ouvraient des possibilités et à survivre aux périodes de répression intense. Alors que la violence et la surveillance de l’État s’intensifient, les militants d’autres régions du monde pourraient se rendre compte qu’ils et elles ont besoin d’un modèle similaire.

Déjà avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022, Dmitry a rejoint des anarchistes ukrainiens et biélorusses pour tenter de mettre sur pied une unité militaire explicitement anarchiste et anti-autoritaire. L’une des fonctions d’une telle unité était de s’assurer que les participant-es n’auraient pas à combattre côte à côte avec des fascistes, qui sont effectivement présents dans l’armée ukrainienne. En outre, Dmitry voyait dans la participation à la défense de l’Ukraine une occasion de crédibiliser les idées anarchistes aux yeux du grand public ukrainien et de poursuivre sa propre lutte de longue date contre le régime de Poutine.

Au cours de la première phase de l’invasion russe, Dmitry et ses camarades ont participé à la défense territoriale de la région autour de Kiev, s’intégrant en tant qu’unité indépendante dans les forces de défense territoriale. Par la suite, leur “section anti-autoritaire” s’est enlisée dans la bureaucratie militaire, laissant dans l’incertitude le statut des membres non ukrainiens et éloignant l’ensemble de la section des combats.

En juillet 2022, Dmitry a rédigé une analyse intitulée “Quatre mois dans un peloton anti-autoritaire en Ukraine», discutant de sa structure interne et évaluant ses succès et ses échecs. Il “s’agit d’un document historique important pour les personnes curieuses de savoir dans quelle mesure le modèle militaire développé au Rojava peut être reproduit dans d’autres circonstances. Il sera instructif pour discuter de l’implication des anarchistes dans les affaires militaires, que ce soit pour la rendre plus effective ou à la critiquer.

Dmitry et d’autres membres du peloton étaient impatients d’aller au front. Finalement, la section a été dissoute et ils sont parvenus à aller au front avec une formation différente. La dernière fois que nous avons eu de ses nouvelles, il nous a dit qu’il était sur le point de quitter cette unité, dans l’espoir d’essayer une fois de plus de créer une sorte d’unité explicitement anti-autoritaire.

Nous laisserons à d’autres le soin de débattre de la question de savoir si les tentatives persistantes de Dmitry pour établir une unité militaire anarchiste représentent la continuation honorable du projet anarchiste de toute une vie, un départ malavisé de ce projet, une erreur découlant d’une faille préexistante dans ce projet, ou une tentative courageuse de s’attaquer à une situation presque impossible. Les personnes qui souhaitent entendre ses propres réflexions sur le sujet peuvent choisir parmi une série d’interviews effectués par Dmitry disponibles sur youtube. Il ne faut pas oublier qu’en plus de combattre en Ukraine, il a continué à soutenir le sabotage et d’autres formes d’activités subversives en Russie par l’intermédiaire de l’Organisation de Combat Anarcho-Communiste, et qu’il a continué à souligner l’importance de l’autonomie, de l’horizontalité et de l’action directe dans la lutte anarchiste.

Dans tous les cas, la sincérité de son effort ne fait aucun doute.

Mes chèr-es ami-es, camarades et famille, je présente mes excuses à toutes les personnes qui ont été blessées par mon départ. J’apprécie profondément votre chaleur. Cependant, je suis intimement convaincu que la lutte pour la justice, contre l’oppression et l’injustice est l’une des significations les plus nobles qu’un homme puisse donner à sa vie. Et cette lutte exige des sacrifices, jusqu’à l’abnégation totale.

Pour moi, le meilleur souvenir est celui d’une personne qui continue à travailler activement, en surmontant les ambitions personnelles et les conflits inutiles et nuisibles. Si vous poursuivez la lutte active pour parvenir à une société libre fondée sur l’égalité et la solidarité. Pour vous, pour moi et pour tous nos camarades. Les risques, les difficultés et les sacrifices sont nos compagnons de route permanents. Mais soyez assuré-es qu’ils ne sont pas vains.

-Dernière lettre de Dmitry

Dmitry Petrov (à gauche), à Moscou, lors de la présentation du livre « Life Without a State : Revolution in Kurdistan » [La vie sans l’État : Révolution au Kurdistan], le deuxième livre qu’il a contribué à publier sur le sujet.


Dans une interview publiée en décembre 2017, Dmitry a déclaré : “En général, presque tout ce qui est créé par une main humaine est le fruit du travail d’innombrables personnes.” Dans cet esprit, nous ne cherchons pas à faire de Dmitry une figure exemplaire. Sa vie nous donne plutôt un aperçu de la vie de nombreuses et nombreux anarchistes russes, en mettant en lumière leur courage et les défis qu’ils et elles ont dû relever.

Par-dessus tout, la vie de Dmitry est un témoignage de ce qu’il est possible de faire, même dans les conditions les plus difficiles. Sous une dictature brutale, face à une adversité croissante, il a toujours trouvé les moyens de continuer à s’organiser et à se battre pour l’avenir auquel il aspirait.

Rien de tout cela ne vise à glorifier la mort au combat. À mesure que le XXIe siècle progresse, la vie devient de plus en plus bon marché - en témoigne la façon dont le groupe Wagner a intentionnellement utilisé des prisonniers comme chair à canon. Les anarchistes ne devraient pas être particulièrement pressé-es de risquer leur vie - bientôt, les occasions de mourir au service de diverses causes, ou sans cause, ne manqueront pas. Plutôt que de chercher à prouver notre engagement par notre mort, exprimons notre passion pour la liberté dans la façon dont nous vivons chaque instant de notre vie.

Cependant, alors que l’autoritarisme monte dans le monde et que la guerre s’étend de la Syrie à l’Ukraine, de l’Ukraine au Soudan, nous devrons peut-être nous aussi répondre aux questions auxquelles Dmitry a été confronté lorsque la Russie a envahi le pays qu’il avait fui. Si nous voulons nous préparer à cette situation - et surtout si nous voulons proposer d’autres réponses à ces questions - nous devons étudier ce qui s’est passé en Russie. Il est peut-être encore temps que les choses se passent différemment dans d’autres parties du monde, si nous agissons avec suffisamment d’audace, mais le temps presse.

Lorsqu’un anarchiste meurt, il appartient à celles ceux d’entre nous qui survivent de mettre les expériences de ce camarade à la disposition des générations futures. Nous ne pouvons pas savoir avec certitude de quelles perspectives les personnes qui nous succéderont auront le plus besoin. Cherchant à faire notre part, nous avons traduit l’article suivant que Dmitry a publié le 17 juin 2020 via le canal Telegram Combatant-e Anarchiste, dans lequel il explique ce qu’il considère comme “La mission de l’anarchisme dans le monde moderne”.


Dmitry Petrov - ou une personne proche de lui - a choisi à l’origine d’illustrer cet article avec ce dessin classique tiré d’un disque du groupe punk anarchiste danois Paragraf 119, que nous avons colorisé en 2021.

La mission de l’anarchisme dans le monde moderne

L’idée que les grands projets de reconstruction du monde sont aujourd’hui en déclin n’est pas nouvelle. Au XXe siècle, des mouvements puissants ont mobilisé des millions de personnes pour prendre d’assaut le ciel, politiquement parlant, et réaliser de “grandes constructions” [au sens des projets de l’ère soviétique visant à réinventer la société]. Mais au cours du siècle dernier, l’un après l’autre, ces projets ont fait faillite, tant sur le plan éthique que pratique, et ont rapidement perdu toute pertinence. On pense tout d’abord au fascisme et au communisme léniniste. Même le projet libéral apparemment triomphant s’est en fait simplement dissous dans le système capitaliste mondial et le jeu géopolitique, dont les mécanismes ne sont guère libéraux.

Parmi les idéocrates ambitieux qui osent reconstruire le monde selon leurs convictions, la voix des djihadistes est peut-être la seule qui résonne fort aujourd’hui. Pourtant, le fondamentalisme islamique n’est évidemment pas le genre de projet qu’une personne ayant une vision anarchiste du monde peut soutenir.

Les plans mondiaux malheureux de la fin du 20ème siècle ont engendré un profond pessimisme et une paralysie face à l’idée de transformation. Cependant, les premières décennies du nouveau siècle ont clairement montré que la “fin de l’histoire” est annulée. L’instabilité croissante, la rébellion et l’ingouvernabilité se sont manifestées. Le nombre de manifestations antigouvernementales sous divers slogans et bannières a augmenté de plusieurs ordres de grandeur par rapport à l’époque précédente.

En même temps, il existe un besoin aigu de changement fondamental à l’échelle territoriale la plus large possible. Nous avons toujours besoin d’un monde nouveau, tout comme nous en avions besoin auparavant. Presque tout ce qui existe dans la société est inacceptable et ne peut servir de cadre au présent ou à l’avenir.

Mais à quoi ressemblera la réalité transformée? Il existe des prophéties peu prometteuses d’un “meilleur des mondes” entièrement gouverné par des élites de la post-humanité ou, à l’inverse, d’un nouveau féodalisme et d’une grande scission accompagnée d’un déferlement de cruauté brutale. Ces images s’accompagnent de la perspective d’une catastrophe écologique mondiale. Mais parallèlement à ces variétés de morosité, une autre tendance s’affirme de plus en plus : le désir de démocratie directe, de collectivité égalitaire, d’éradication des inégalités et de l’oppression, d’une coexistence harmonieuse avec la nature. Cette tendance est encore “parsemée” de nombreux courants sociaux différents, qui ne se sont pas encore constitués en un courant uni. Néanmoins, elle redonne vie à la pertinence de l’anarchisme.

A l’heure où tous les autres missionnaires se sont révélés être des fourbes ou des maniaques, le moment est venu pour les anarchistes de se souvenir de leur mission et de réaffirmer leur projet global. Quels pourraient en être les traits communs ?

Démanteler la méga-machine

La société de masse moderne est entassée dans de gigantesques agglomérations urbaines. La plus grande partie de la vie humaine est contrôlée et dirigée par les lois des États, ainsi que par les relations capitalistes dans la sphère de la production, de l’échange et de la consommation. En conséquence, l’homme moderne se trouve dans la position d’un objet manipulé par de gigantesques forces machinales. En même temps, nous sommes plongé-es dans une agitation constante. Le monde moderne se caractérise par l’endormissement de la raison et la suppression des sentiments profonds, remplacés par des désirs momentanés et contrôlés depuis l’extérieur. Cet état répugne à la nature humaine ; il provoque l’insatisfaction, suivie d’une aspiration à quelque chose de différent.

Mais l’ampleur monstrueuse de l’État nous plonge dans la crainte et le doute : pourrons-nous jamais nous libérer de sa tyrannie? Les achats et les ventes incessants qui remplissent notre quotidien selon un million de vecteurs différents aggravent notre dépendance et, pire encore, nous corrompent et nous tordent de l’intérieur.

Pourtant, le cours même de la vie pousse les humains à se rebeller, et de nombreuses preuves historiques montrent que même les systèmes sociaux les plus omnipotents en apparence finissent par s’effondrer comme un château de cartes, parfois de manière tout à fait inattendue. Tels sont les points de départ de notre lutte contre l’ordre dominant. Écraser et démanteler la méga-machine est la tâche ambitieuse qui attend le mouvement anarchiste.

Nouvelle communauté

Nous assistons aujourd’hui à une atomisation progressive et à un affaiblissement des liens collectifs. Les voisin-es se connaissent de moins en moins, voire s’évitent complètement. Les réunions familiales bruyantes sont de plus en plus rares et forcées.

Les causes de ce phénomène sont complexes et il n’est pas facile d’identifier les plus importantes. Il y a la sphère croissante du divertissement individuel, la tendance générale au confort individuel, toujours menacé par une intimité “excessive”, et l’égoïsme notoire, propre à la société de marché capitaliste, qui transforme toute relation en une interaction temporaire entre deux consommateurs en vue d’un bénéfice mutuel. Le mot “partenaire” devient de plus en plus conventionnel ; en russe, il suggère l’aliénation, fonctionnant comme une sorte d’antonyme de termes tels que bien-aimée-, ami-e, camarade…

Nous considérons la crise de la collectivité, de l’existence commune des personnes, comme l’une des conséquences les plus catastrophiques du capitalisme et du pouvoir d’État. Outre la moralisation de nature purement éthique, la révolution anarchiste dispose également d’instruments institutionnels concrets pour créer ce que nous pourrions appeler une “nouvelle communalité”. Il s’agit d’assemblées populaires, de rassemblements, d’organes d’autogestion collective et d’entités économiques. Lorsque le parasite du système, qui a pénétré profondément dans le tissu social et nous a séparés les un-es des autres, sera arraché du corps de la société, nous serons confronté-es à la nécessité de restaurer des liens horizontaux chaleureux et de nous relier les un-es aux autres par des liens de solidarité.

La création collective de la vie sociale sera en contraste frappant avec les pratiques sociales contemporaines. Il suffit de regarder l’initiative actuelle des autorités russes d’organiser le vote par correspondance - aujourd’hui, même la parodie du choix ne rassemblera pas une foule d’étrangers devant l’urne.

Oui, nous envisageons de nous réunir pour prendre des décisions, de préparer la nourriture dans des cuisines bondées et bruyantes au lieu de la recevoir dans des sacs de livraison stériles, de présenter nos enfants à leurs pairs dans la rue au lieu de les faire asseoir seuls devant un dessin animé… La dégradation de l’humanité qui se déroule sous nos yeux peut s’arrêter. Elle doit être stoppée.

L’économie

Gérer les personnes dans le but d’en tirer un profit personnel, percevoir tout ce qui existe dans le monde - vivant et inanimé - comme une matière première à rentabiliser, le luxe pathologique d’une infime minorité au détriment de l’immense majorité : ce ne sont là que quelques-unes des illustrations les plus frappantes qui caractérisent le modèle économique moderne. Son essence est diamétralement opposée à ce que nous considérons comme juste et bon. Toutes les raisons de rejeter le capitalisme se résument à deux thèses principales : 1) Ce système économique est contraire à l’éthique, injuste et dégradant ; 2) Il ne parvient pas à assurer un niveau de vie décent à tous-tes.

Les relations monétaires et marchandes, le travail salarié, les investissements, les prêts bancaires et les taux d’intérêt sont si profondément ancrés dans notre vie quotidienne qu’il semble parfois impossible de s’en débarrasser - comme si, sans eux, la famine et le déclin seraient immédiats.

Mais nous avons quelque chose à leur opposer : c’est la force de travail humaine (plusieurs milliers de personnes gaspillent aujourd’hui leur force de travail dans des travaux inutiles, dans ce qu’on appelle les “jobs de merde”) ; c’est l’expérience de travail des travailleurs-euses, qui leur permettra de maintenir une économie sans patron; c’est la technologie, qui permettra à la société de réguler son système de production et de distribution en fonction de ses besoins et de ses valeurs… Cela devrait suffire pour transférer l’économie des mains de l’élite au contrôle de la société dans son ensemble, pour assurer la gestion équitable de la production par les travailleurs-euses et réaliser le principe “De chacun-e selon ses capacités, à chacun-e selon ses besoins…”. “

La mission du mouvement anarchiste est d’enraciner dans la société, par la parole, l’action et l’exemple, une compréhension des principes de la justice économique et, après avoir renversé l’État et les capitalistes, de “dégager un espace”, c’est-à-dire de créer les conditions sociales et politiques de sa réalisation.

L’élimination de la discrimination

La société moderne est remplie de discriminations fondées sur divers motifs. Les gens sont victimes de discrimination sur la base d’un large éventail d’attributs et de caractéristiques. Les raisons en sont les préjugés, qu’ils soient séculaires ou nouveaux, le principe de la responsabilité collective et la façon dont les gens sont aliénés les uns des autres dans un monde imprégné de relations capitalistes.

Les préjugés et la responsabilité collective sont habilement manipulés par des politiciens sans scrupules.

L’oppression fondée sur le sexe est l’une des formes de discrimination les plus anciennes et les plus néfastes. Bien qu’en Europe de l’Est, ainsi que dans le “monde occidental”, la situation ait considérablement changé par rapport au passé ouvertement patriarcal, les femmes restent opprimées. Cela est confirmé par les données relatives à la violence domestique, sexuelle et sexiste, ainsi que par la différence de revenus moyens. Les pratiques et les modèles de comportement qui dénigrent les femmes conservent leur force. Prenons, par exemple, l’attitude selon laquelle “la politique n’est pas une affaire de femmes”. Il existe de nombreux obstacles culturels invisibles dans notre réalité sociale qui empêchent les femmes d’exploiter pleinement leur potentiel.

Et il y a un autre détail qui passe souvent inaperçu, bien qu’il soit l’un des plus importants. Les relations entre toutes les personnes en général sont empoisonnées par les stéréotypes de genre, l’attitude de consommation mutuelle et l’égoïsme qui y sont ancrés. De ce fait, même les relations les plus intimes en apparence sont source de souffrance et de malheur. La vision capitaliste et autoritaire du monde empêche l’émergence d’une véritable intimité.

La mission de l’anarchisme est de parvenir à une véritable adelphité entre les personnes, au-delà de toute identité de groupe. Nous disposons d’une variété d’outils pour y parvenir :

1) la pratique collaborative de la construction et de la gestion de la société, qui exige une coopération égale et une chaleur mutuelle entre tous-tes les participant-es au processus ;

2) une culture politique révolutionnaire, qui exige la participation active et consciente des représentants de tous les groupes opprimés à l’effort social commun ;

3) enfin, un programme d’éducation et de développement de l’alphabétisation, qui aide les gens à abandonner les préjugés.

Ainsi, l’ambition du projet anarchiste est, en éliminant les discriminations, d’améliorer les relations interpersonnelles et, aussi naïf que cela puisse paraître, de ramener l’amour du prochain dans nos vies. Le capitalisme et l’autoritarisme y font obstacle, mais ce ne sont pas des obstacles insurmontables.

Résoudre les conflits nationaux

Depuis des temps immémoriaux, la société humaine est secouée et terrorisée par des confrontations violentes motivées par des différences culturelles ethniques ou nationales. D’autres critères ont été inventés et ajoutés à ceux-là, notamment les différences religieuses et raciales. Les conflits inter-nationaux et inter-ethniques ont atteint une intensité nouvelle à l’époque des États-nations, qui restent à ce jour la principale forme d’organisation politique. Avec leur émergence, la question de savoir quelle nation a le droit légitime de gouverner un État particulier a commencé à être soulevée avec une extrême urgence. Quelle terre “appartient légitimement” à quel groupe national ? Le résultat a été la souffrance incommensurable de millions de personnes innocentes : assimilation forcée, déportations massives et, enfin, actes brutaux et meurtre de masse. Et pourtant, après tout cela, les conflits nationaux continuent d’éclater partout dans le monde.

Il n’y a guère d’autres contradictions imaginaires dans l’histoire de l’humanité qui aient eu des conséquences aussi terribles que les conflits ethniques. Les conflits nationaux sont souvent fondés sur les intérêts des élites politiques et économiques nationales et des bureaucraties d’État, ainsi que sur les préjugés les plus ignorants et les idées les plus déformées concernant leurs propres voisin-es - l’Autre, les représentant-es d’autres groupes nationaux.

À la base de l’idée de conflit national se trouve la question “Nous ou elles/eux?”. L’anarchisme propose une alternative : “Nous et elles/eux, ensemble et sur un pied d’égalité”. En rejetant l’État-nation, qui n’est rien d’autre qu’un instrument d’oppression et d’injustice, les anarchistes ouvrent la voie à la confédération : la coopération égale des peuples sur tous les territoires. Une même terre peut être à la fois serbe et albanaise, arménienne et azerbaïdjanaise… la liste est infinie. L’égalité et l’autonomie, piliers sociaux de l’anarchisme, sont les conditions indispensables à un dialogue fructueux et mutuellement bénéfique entre les cultures. La nécessité de ce dialogue n’a pas diminué, au contraire, elle s’est intensifiée au XXIe siècle.

Ré-harmonisation avec la nature

Il est depuis longtemps admis que le capitalisme en particulier et l’expansion constante de l’économie et de la consommation en général ont un effet extrêmement destructeur sur la nature. Il est également admis que ce vecteur de développement menace de détruire l’humanité et la planète sur laquelle nous vivons.

Nous aimerions examiner le problème plus en profondeur. La vision anthropocentrique du monde qui domine aujourd’hui et le mode de vie qui en découle constituent un cas particulier d’attitude hiérarchique à l’égard du monde et de l’être dans son ensemble. La nature est “l’atelier de l’homme”… Cette vision n’est ni naturelle, ni éthique, ni acceptable. La véritable émancipation de l’humanité ne peut avoir lieu que si nous surmontons notre aliénation de la nature et trouvons l’harmonie avec elle.

Quelles mesures écologiques l’anarchisme peut-il proposer ? La technologie moderne devrait être réorientée de la maximisation du profit vers la conservation et la restauration de la nature, ainsi que vers la garantie de conditions de vie matérielles décentes pour tout le monde. Idéalement, nous devrions mettre fin à l’expansion extensive de l’influence destructrice de l’humain sur la nature. Les connaissances et les capacités accumulées par l’humanité devraient permettre d’accomplir cette tâche, ou du moins de progresser vers sa réalisation.

Il est de la plus haute importance de réorganiser l’espace de vie, en se débarrassant de la monstrueuse mégalopole comme forme d’habitation humaine. L’habitat doit être proportionné à la personne, aussi subjectif que cela puisse paraître. Le paysage anthropique sans vie, qui coupe les personnes des processus naturels, doit céder la place à l’inclusion harmonieuse de l’habitat dans le paysage naturel, à l’imbrication du naturel et de l’humain.

Ici et maintenant

L’intolérable de notre situation actuelle… et les contours d’un monde renouvelé, tels des rêves prophétiques, agitent nos esprits et nos cœurs. Ce sont les points de mobilisation qui nous empêchent de baisser les bras et d’accepter. C’est pourquoi nous sommes prêt-es à faire des efforts, à prendre des risques, à faire des sacrifices pour créer une société nouvelle. La lutte révolutionnaire organisée est la voie par laquelle nous atteindrons l’objectif décrit dans ce texte. La victoire est possible, et c’est pourquoi nous devons la remporter.

-Phil Kuznetsov [Dmitry Petrov]
Combattant anarchiste

Dmitry Petrov a participé à la publication d’un livre sur l’expérience du Rojava.

  1. L’une des vertus de Dmitry, du moins dans notre communication avec lui, était qu’il conservait une approche humble et ouverte de la stratégie tout en agissant de manière décisive. Cela contraste fortement avec les voix stridentes qui s’élèvent de tous les côtés du débat sur la guerre entre la Russie et l’Ukraine et qui se font la leçon depuis une position de certitude absolue sans jamais avoir mis les pieds dans l’un ou l’autre des deux pays. Dans l’interview que nous avons publiée au début de l’année 2022, à la question de savoir ce qu’il répondrait à ceux qui affirment que la participation à la défense militaire de l’Ukraine ferait des anarchistes des complices du gouvernement ukrainien, Dmitry a répondu : “Tout d’abord, je leur dirais : merci, c’est une critique précieuse. Nous devons vraiment évaluer comment intervenir pour ne pas devenir un simple outil entre les mains d’un État.” Dans le dernier message que nous avons reçu de lui, en mars 2023, il conclut : “Si vous avez des questions, des conseils, des réflexions, des analyses à partager, je serais très heureux de les entendre et très intéressé.” C’est remarquable de dire cela à des gens éloignés pour une personne qui risque quotidiennement sa vie.